M’angoissent les gens qui, avec leur chien, se désignent par les noms de « papa » et « maman ». Comme ce n’est pas le chien qui, contrairement à un humain enfant, par exemple, pourra jamais s’adresser à eux de la sorte, on est contraint de supposer que c’est ce qu’ils ont trouvé de plus malin à inventer. Alors, ce matin, au Jardin du Luxembourg, croisant une énorme mais jeune bête de cette espèce, bien en dehors de la zone qui lui est règlementairement et généreusement attribuée, car l’individu post-libéral, pas plus que la femme de Barbe bleue, ne peut s’empêcher de s’étaler, d’envahir la planète pour la domestiquer, nul centimètre ne doit lui en demeurer inaccessible, et songeant aux étranges habitudes verbales que je viens d’évoquer, me sont venues à l’esprit des images de monstrueuses copulations au terme desquelles les hommes accouchent de chiens qui les appellent papamaman avec leur lippe baveuse, leurs grosses papattes et leurs vilaines dents pourries, Pasiphaé de classe moyenne, puisque telle est notre modernité. Quelle nuit ai-je écouté la rediffusion de cette émission de radio consacrée au labyrinthe, passionnante, avec ses archéologies fantastiques, ses grottes initiatiques, ses autochtones crétois et ses étymologies aventureuses ? Je ne sais plus. Mais je me souviens que, malgré l’intérêt que je porte à la chose, un sentiment de gêne n’a cessé de m’accompagner dans mon écoute, sentiment que j’ai fini par réussir à formuler : ce qui me dérangeait, c’était que l’on concevait la labyrinthe — et n’est-ce pas la manière dont on aborde généralement l’objet de nos investigations oniriques ? — comme un lieu, comme une architecture, alors que ce n’est pas cela, ce n’est pas seulement cela. Mais qu’est-ce ? Eh bien, avant tout, une histoire : un roi refuse de sacrifier au dieu le taureau qu’il lui a offert pour accéder à la royauté, le dieu se met en colère, pour punir l’homme, il fait en sorte que la reine s’éprenne de la bête jusqu’à la folie, jusqu’au désir de porter son enfant, pour ce faire, elle demande à un ingénieur de mettre au point un artifice sexuel, il s’exécute, elle conçoit un enfant monstre, mi-homme mi-taureau, le roi demande à l’ingénieur de bâtir un lieu où cacher l’enfant monstrueux, il s’exécute, pour complaire au dieu, on sacrifie des jeunes gens en les livrant au monstre, jusqu’au jour où un jeune homme vient mettre fin à l’horreur, avec l’aide de la fille du roi il tue le monstre, il s’échappe de l’île avec la fille à qui il a promis fidélité, il l’abandonne donc sur une île où elle rencontre un dieu qui s’éprend d’elle, le jeune homme rentre chez lui, mais oublie de changer les voiles de son bateau, son père le pense mort et désespéré se jette dans la mer qui depuis lors porte son nom, en quelques mots. Sans cette histoire, le labyrinthe n’a aucun sens, ce n’est qu’un ensemble de murs où l’on s’amuse à se faire peur. J’ai raconté ici l’expérience sans angoisse du labyrinthe ludique, telle qu’on peut la faire au labirinto della Masone, près de Parme, œuvre colossale de Franco Maria Ricci, grand amateur de labyrinthes, mais qui n’est qu’un jeu : à aucun moment, on ne craint de perdre sa vie. Or, précisément, un labyrinthe où l’on ne court pas le risque d’être violé, massacré, dévoré, et tout ce que l’on peut imaginer de terrible, par un monstre, n’est pas un labyrinthe. Le labyrinthe, c’est l’angoisse, la terreur, l’effroi, la peur suintante de la bête immonde qui surgit de la pénombre pour violer et tuer jeunes filles et jeunes garçons. Sans cela, ce n’est rien. On peut trouver des racines anthropologiques à cette histoire — rites initiatiques, lieux de culte, etc. —, mais réduire à l’archéologie anthropologique l’histoire — comme si l’on disait : « Ça y est, j’ai trouvé le labyrinthe de Minos », ce qui est absurde, nous savons parfaitement où se trouve le labyrinthe de Minos : il se trouve dans les livres —, c’est n’y rien comprendre. Et n’est-ce pas là que notre très moderne raison nous aura conduit, en ces lieux où vivent des monstres inoffensifs, des lieux où résonne le vide, et où des adultes, contents d’eux-mêmes et encouragés en cela par l’ensemble de la société, s’adressent à leur chien en leur demandant sur le ton d’une terrifiante simplicité : « Et elle où, maman ? Hein, elle est où ? Elle est cachée, maman, elle est cachée », et la grosse bête gavée de chercher en bougeant la tête en rythme, Pasiphaé de classe moyenne pour qui la vie n’a plus aucun sens ?