Froid, mal de gorge, voix cassée, marché dedans avec, tout le matin, cimetière fermé, jardins municipaux aussi, mais pas le Luxembourg, pour cause de grand vert, ou je ne sais. Vers Denfert-Rochereau, me suis arrêté, ai tiré mon carnet de la poche et écrit quelques mots pour me souvenir de ce que je voulais dire, l’ai oublié ensuite, suis rentré à la maison une dizaine de kilomètres plus loin, ai déjeuné, et puis ai écrit ce texte que j’avais eu envie d’écrire, un peu plus tard, tout en marchant, ou la veille, déjà, je ne sais plus. Ensuite, seulement à présent, c’est ce que je veux dire, me suis souvenu de ce que je voulais dire en écrivant les mots que j’ai écrits dans mon carnet de poche, même si je ne me souviens plus exactement des mots que j’ai écrits. Voici : dans une certaine mesure, on pourrait donner une interprétation tout à fait différente de celle qu’on en est venu à donner aux aventures d’Ulysse en Méditerranée. Aujourd’hui, l’odyssée d’Ulysse ne désigne pas sa geste (l’Ulyssade, comme on dirait en un barbare français), mais une traversée agitée, voire une migration, et l’on rapproche les aventures d’Ulysse des périples migratoires des migrants qui vont d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour rejoindre tel ou tel pays européen qu’ils s’imaginent prospère et s’y installer. Mais, à la vérité, il faut sans doute voir les choses tout à fait autrement : loin d’être une apologie de la mobilité, les aventures d’Ulysse sont une épopée casanière, une ode au foyer, à la patrie, la terre natale. Les aventures d’Ulysse, loin d’être triomphales, sont un désastre, son périple cause des morts par centaines, l’extinction de populations entières, et ne sont en rien une invitation au voyage. Au contraire, Ulysse quitte sa patrie, non par conviction, mais parce que sa position sociale l’y oblige, il va perdre son temps pendant dix ans dans des batailles insignifiantes, pour une femme douteuse qu’il ne connaît pas, au terme de ses dix ans, la ville assiégée sera ravagée, le meilleur des Grecs perdra la vie et, parce qu’il est fanfaron, sur le chemin du retour, il se fâchera avec le dieu qui lui fera perdre dix ans de plus de sa vie, lui coûtant tout son butin, étant décidément allé se battre pour rien, quand il rentre chez lui, à part son chien, personne ne le reconnaît, sa mère est morte, il achève son père, doit massacrer encore des parasites qui ont dilapidé sa fortune pendant son absence, et ne doit qu’à la bienveillance d’une capricieuse déesse de retrouver sa femme, qui n’a plus vingt ans depuis plus de vingt ans. Si l’on est honnête avec le récit, et il me semble que c’est cela que le récit signifie in fine, c’est un désastre, un naufrage à tous les sens du terme. Et Ulysse en a conscience : alors que Calypso lui offrait l’immortalité, Ulysse n’en eut que faire, préférant la douceur de sa patrie aux apothéoses divines. On a donné un sens au récit — comme s’il vantait les gloires de l’aventure — qu’il n’a tout simplement pas : alors qu’il vante les vertus du sol, on en a fait un hymne à la gloire du déracinement, idée qui est probablement parmi les plus étrangères aux Grecs. Seuls les peuples qui rêvent de sortir de l’histoire peuvent s’imaginer qu’on n’est bien que lorsqu’on est loin de chez soi. Qui a traversé le monde pour aller se battre sur des terres inconnues au nom de motifs obscurs ne désire rien que le retour dans sa patrie parce que c’est là, assurément, que réside la vérité. Car, c’est bien cela, le sens ultime du récit : non pas l’éloge du lointain, mais le plaisir qu’il y a à jouir enfin du ritorno in patria. La Méditerranée.