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À une époque donnée, toutes les vies ne sont pas vivables : toutes les formes de vie — où j’inclus les formes artistiques — ne sont pas disponibles. À une époque, comme la nôtre, puisque c’est aussi cela qui nous préoccupe (enfin, qui nous préoccupe, qui me préoccupe, faut-il sans doute que je précise, tant j’ai le sentiment de parler tout seul, et dans le désert), à une époque, comme la mienne, donc, où le public cultivé, ou du moins qui lit des livres, ce qui est déjà en soi une forme de bizarrerie absolue, d’un pays comme la France — laquelle France, je le répète, au risque d’effrayer l’aile gauche du poulet, n’est pas n’importe quel pays —, emploie en guise de compliments des expressions comme « —————- » et où se tiennent des émissions d’élite qui s’intitulent « ————— », une œuvre comme À la recherche du temps perdu n’est tout simplement pas possible (et ce phénomène, que l’époque ne tarisse pas d’éloge sur elle ne lui confère rien de paradoxal, bien au contraire, on louange ce qui nous est étranger, ce dont on est incapable, et ce que  fondamentalement l’on hait d’autant plus facilement que c’est passé, que c’est mort, et que l’on n’a plus dès lors à le comprendre, à le faire sien, mais simplement à le recycler ad nauseam comme un bien culturel parmi d’innombrables autres). Un peu comme, dirais-je, à l’époque où elle fut écrite, une œuvre comme les Mémoires de Saint-Simon n’était pas possible non plus. Qu’elle ne fût pas possible mais que, malgré cette impossibilité, elle ait eu lieu, et existe, est à la fois un drame et une lueur d’espoir. Un drame, parce que cette œuvre fut écrite dans le plus grand secret, destinée à être posthume, et publiée près de soixante-quinze ans après la mort de son auteur, ce qui exige de ce denier une forme de renoncement, d’abnégation, et que pareil destin n’est peut-être pas à la portée de qui n’est ni duc ni pair de France (ce qui fait, tout de même, pas mal de monde). Et une lueur d’espoir, parce que, même quand quelque chose est impossible, cela demeure possible : quand quelque chose est impossible sous certaines conditions, cela demeure possible sous certaines autres conditions. Mais quelles conditions ? Ce que j’ai appelé à plusieurs reprises (dans ma tête, du moins) « l’underground duchampien » est sans doute l’une d’entre elles, pour ne pas dire : la seule. Bien sûr, quiconque se pose ce genre de questions — et j’ai conscience en les posant de l’incongruité de la chose même : ce ne sont pas le genre de questions qui passionnent les foules et attirent les investisseurs, mais elles ne me semblent pas moins essentielles, pour employer cette épithète quelque peu bigarrée — espère toujours que, d’une certaine manière, ce qu’il vise soit possible autrement que sous les conditions du retrait, du secret, de l’oubli programmé et du souvenir posthume (toutes choses qui n’ont rien d’assuré, loin de là), mais c’est comme une sorte de vœu pieux ; on le formule sans y croire vraiment, ni pouvoir s’en empêcher. Ce n’est pas non plus que “notre” époque manque de radicalité, tout prouve au contraire le contraire, c’est qu’elle investit cette radicalité toujours dans le même sens socialement surdéterminé. Et qui, dès lors, entend faire quelque chose à sa façon, explorer sa propre façon de faire les choses, ne peut manquer de se sentir seul, un peu, beaucoup, terriblement. — Mais, voilà des vérités passablement banales, ne trouves-tu pas ? — Peut-être. Ou plutôt, peut-être, des vérités qu’il m’arrive d’être las de ressasser sans pouvoir cesser de les ressasser parce qu’elles touchent à quelque chose qui me semble être décisif, une question que je me pose, non sans une certaine gravité, gravité qui tient autant à la question qu’à la réponse, à l’absence de réponse qui me semble convaincante. Je ne sais pas, à vrai dire, si l’ultime révélation proustienne me semble forcée parce qu’elle est forcée, bouclant sur soi-même quelque chose qui n’avait nul besoin de l’être ou qui l’était trop dès le début, ou parce qu’elle n’est plus le genre d’expérience qui nous est accessible, et si cette inaccessibilité tient au ricanement ou l’opprobre qui frappe chaque expérience digne de ce nom ou au débraillé qui est désormais la norme et interdit toute profondeur, toute grandeur, remplaçant tout par un bavardage insignifiant exprimé dans un pidgin qui ne l’est pas moins, ou bien encore parce que sa caducité n’est pas satisfaisante en soi, on ne peut pas se contenter d’en prendre acte sans rien mettre à la place, sa caducité laisse une vacance, un vide, et ce vide, cette vacance sont les troubles dont nous souffrons le plus (sans peut-être en avoir pleinement conscience) : il nous manque quelque chose parce que ce qui répondait à ces besoins dont l’insatisfaction nous laisse en manque n’est plus à notre portée (c’est trop grand, c’est trop étroit, on ne sait pas, et la cause n’est peut-être pas l’aspect le plus intéressant de la question qui soit) et que nous ne savons pas quelle réponse apporter à ce besoin, sous quelle forme nous pourrions répondre à ce besoin, combler ce vide, partir en vacance. On peut bien prendre congé de ce qui ne semble plus nous concerner, mais à quoi occuperons-nous le temps que ce congé libère ? À cette question, la Recherche apporte une réponse. Et l’insatisfaction que laisse cette réponse (soit qu’elle provoque une admiration béate, et nous laisse donc impuissant, soit qu’elle révèle notre impuissance dans la mesure où nous ne sommes plus matériellement en mesure de bâtir un édifice littéraire de cette ampleur dans les conditions notamment du marché, soit qu’elle semble passer à côté de notre expérience personnelle, dont on n’est pas toujours capable de s’émanciper), il faut bien en faire quelque chose, il faut bien la métaboliser, la prendre certes pour ce qu’elle est, mais parvenir encore à la métamorphoser en autre chose qu’elle-même, en une satisfaction d’un niveau supérieur. Pour le dire autrement, il y a peu de chance qu’une conclusion comme « la vraie vie, c’est la littérature » satisfasse quiconque n’est pas écrivain. Et la perspective de décliner la formule en des champs particuliers, afin de lui donner une dimension universelle qu’elle n’a pas forcément, voire pas du tout (« la vraie vie, c’est x », où x est tout ce qui me plaît, la cuisine ou la révolution), ne fait qu’en révéler la parfaite circularité, circularité qui est d’ailleurs la forme même du roman, et, peut-être, la forme même du grand roman moderniste en tant que tel. Ainsi, semble-t-il n’y avoir que des voies sans issue où l’on s’engage tout en sachant très bien qu’on n’en sortira jamais et, qu’une fois dans cette direction engagé, on ne pourra pas non plus faire demi-tour. « Il faut que j’avance, mais je sais bien que je ne vais nulle part et qu’il m’est impossible de faire demi-tour », à qui, s’étant posé un peu sérieusement la question de l’œuvre — ne serait-ce qu’au sens le plus simple de « faire quelque chose de digne qui ne soit pas strictement déterminé par des visées mercantiles ou de prise d’un pouvoir qu’il faut rendre absolument et à tout le monde, dont il faut se débarrasser, au sujet duquel il faut cultiver (j’insiste sur ce mot de cultiver, ce doit être notre nouvelle culture : la déprise de pouvoir) le mépris » —, à qui ne semble-t-il pas que ce soit l’expérience la plus commune et la vérité la plus banale ? Inconfortable, certes, mais le confort n’est pas notre problème, insatisfaisante, surtout, l’insatisfaction, l’étant au plus haut point. Car, ce que la société économique nous vante comme satisfaction nous laissant sur notre faim, notre appétit semble immense que rien ne peut rassasier : le bonheur de la société économique n’est rien pour nous, et ce qui lui semble un malheur paraît être seul de nature à nous faire jouir, mais dont personne ne veut. C’est à devenir fou, sans doute, ce sentiment de parler tout seul, de s’engager dans des voies désertes dont on ne parviendra plus à s’écarter et qui ne conduisent à rien, sinon à plus de solitude, plus d’étrangeté, mais dans lesquelles il faut aller parce que c’est par là que se trouve quelque sens, ou la possibilité d’un sens, pour lequel nous venons peut-être trop tôt, qui nous semble encore remis à plus tard, mais c’est ainsi, à quoi rien ne nous semble préférable, chaque jour qui passe le monde social ressemblant davantage à un asile d’aliénés pour qui il n’y a pas d’asile, rien que plus d’enfer. On passe son temps à s’ausculter jusqu’à l’os parce qu’il est trop pénible de considérer, même avec la plus acerbe détestation, le monde extérieur, il vaut mieux s’assurer que l’on est sans péché, au moins peut-on entretenir l’illusion d’être propre. Proust a regardé cette saleté en face : les coups de fouet que se fait administrer le baron de Charlus dans le Temps retrouvé sont l’image privée du châtiment que les peuples s’infligent dans la guerre, la violence, la destruction. Croyant jouir ainsi, on paie pour avoir mal, mais c’est un dernier spasme avant de sombrer dans la sénilité. Là contre, les Larivière sont l’image privée d’un salut qui porte un quantum de vitalité incommensurable. Les peuples qu’on passionne pour la guerre sont sur le point de sombrer, mais rien n’interdit qu’ils soient saufs in fine. Une chose est certaine, ce n’est pas la guerre qui les sauve. C’est une vertu intime, inaperçue, sans histoire. Elle n’interdit pas la grandeur, mais cette dernière s’étend à une autre échelle que celle qu’on se représente communément sous ce nom. Nota in margine. —Il n’est pas nécessaire que l’œuvre prenne la forme du roman. Le roman est la forme de l’œuvre moderniste. Mais il est sans doute nécessaire que l’œuvre possède une structure édifiée en tant que telle (et non pas trouvée, un peu au hasard, comme le fil des jours, par exemple). Cette structure édifiée est ce qui la singularise en tant qu’œuvre, laquelle doit nécessairement être aussi un artifice. (C’est un peu la différence entre le ready-made et le bois flotté.)