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Je sens le bouc. (Je me le dis depuis hier au soir : comme dans un tableau de Goya). Il fait chaud. Le matin, ça va encore, mais l’après-midi, ce sont des hordes de gens qui se déversent dans les rues de Paris. Les terrasses brûlent de ces aisselles cramoisies qui suintent la bière et les quais de Seine parodient les plages de la trop lointaine mer. Partout c’est la guerre, mais pas ici ; ici, on s’amuse, c’est un ordre, Paris est une fête. Si c’est cela, une ville-monde (urbs orbem ?), l’image que la ville donne du monde est terrifiante. Mais le monde, n’est-il pas terrifiant ? Comment la ville ne le serait-elle pas aussi ? C’est le spectacle d’une fête qu’on n’aurait pas envie de fêter, ou qu’on fêterait par devoir, plutôt. Il faut se divertir. N’est-ce pas angoissant ? Je ne sais pas. Je ne suis pas le cœur de cible d’investigations de ce genre. Je suis réfractaire à tout, enfin, il me semble. Quand la vie prend cette forme, c’est une sorte de réaction instinctive chez moi, je songe à quelque lointain ailleurs, peu ou pas habité. Pas nécessairement une île déserte (l’érémitisme, ce n’est pas mon truc — mon Dieu, quelle phrase), non, un petit village de pêcheurs, quelque part au bout de la terre, ferait tout mon bonheur. Il y a quelques années, nous allions dans la maison du grand-père de Nelly, à Kerascoët, et c’était un autre monde qui s’offrait là à nous : la lumière de la mer et le silence de la nuit absolue. Aujourd’hui que cette petite maison de pêcheur n’est plus (elle existe toujours, mais quelqu’un l’a vendue), je songe qu’il serait bon d’avoir une maison, là-bas, comme une sorte de refuge, loin, mais pas trop loin (après, c’est l’Amérique). Amour armorique et sabbat de l’univers.