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Comme on peut faire des livres avec n’importe quoi (des histoires de salade aussi bien que des histoires salaces, la liste des courses aussi bien que la liste des bourses), la question « À quoi bon écrire ? » n’est pas une question vaine, mais devrait être au contraire la question que quiconque prétend écrire se pose en premier. Mais il est à craindre que ce procédé interrogatif serait inutile, tant sont rares les êtres enclins à s’avouer la vérité — à rien —, et à se taire, au besoin. Moi-même, d’ailleurs, je n’échappe pas à la règle, c’est vrai, mais je reste discret : personne ne me lit. Songeant, tout à l’heure, après qu’un musicien de rue eut joué sa chansonnette au melodica sous nos fenêtres à l’attention non de nous mais des touristes attablés devant leur pinte de bière frelatée, et que, pensant par suite à cette note de bas de page qu’une éditrice pleine d’ingénue bienveillance m’avait imposée pour contextualiser le terme « tiers-monde » dans une traduction qui n’en avait pas besoin (tout le monde ne peut pas avoir le sens de l’à propos, et il est à craindre qu’il ne s’apprenne pas), parlant de mon train d’esprit à Nelly, j’avais dit : « C’est fou de ne pas comprendre à ce point le sens de l’histoire », à ce qu’il restera de nous pour les générations futures, pensant à ces milliards d’heures d’images enregistrées, témoignages de nos faits et gestes, j’ai fini par tenter de me rassurer en me faisant remarquer : Mais qui les regardera ? Matériellement, en effet, il est impossible qu’elles soient toutes vues dans l’avenir — on ne peut pas regarder tout ce que nous produisons —, les images sont donc vouées à disparaître du fait de cette réalité, mais est-ce vraiment rassurant ? Car, bien que nous ne mangions pas tout ce que nous produisons, il se trouve toutefois que des milliers de personnes, chaque jour, meurent de faim. Preuve, s’il en fallait encore une que la caractéristique première de notre époque, c’est le déchet. Nous sommes une civilisation du déchet. Nous produisons plus que ce que nous pouvons consommer et ce surplus pollue, pourrit, salit, détruit. Les générations futures (elles sont déjà nées), qui produiront encore plus que nous, n’auront pas de temps à consacrer à nos productions, qui viendront s’entasser dans la décharge mondiale de surproduction qu’est devenue la planète où nous vivons. Et il n’est pas tout à fait exagéré, toujours suivant ce train d’esprit, de conclure dès lors à la réalité d’une tiers-mondisation du monde dans son entier. J’ai continué d’écrire des phrases positives. Non de la pensée positive (je crois que j’en suis loin, en pensée comme dans la vie), mais des phrases qui n’ont pas la qualité d’être négatives, dans la forme et, par suite, dans l’intention même. Alors, il me semble que la pensée ne s’arrête pas (une négation a quelque chose de définitif, même quand elle s’inscrit dans une logique fragmentaire, comme chez Adorno, par exemple), qu’elle est toujours en voie de développement. Qui est l’exacte contraire de la tiers-mondisation. La réalité est en voie de développement. (Ce à quoi il faut œuvrer.)