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Jouissif, ce matin, de relire à haute voix “Au CAS”. Et de récrire ce faisant ce texte que j’ai écrit il y a plus de deux ans. De récrire, vraiment ? Non, pas de le récrire vraiment, plutôt de continuer de l’écrire, moins pour les quelques milliers de signes ajoutés retranchés que pour l’intention, la présence au texte écrit. Je lisais ce texte que j’ai écrit il y a plus de deux ans, donc, et j’étais complètement dedans, c’était complètement moi. Pourtant, ce que j’écris en ce moment (Thèbes et tombes, disons, pour faire simple), ces deux textes sont très loin d’“Au CAS” : je ne vais pas me faire le propre exégète de moi-même, mais je ne suis pas certain que, si l’on s’amusait à faire une lecture à l’aveugle de ces différents textes de moi, on devinerait forcément que ce sont des textes du même auteur. Je le redis : c’est l’une des choses qui me fascinent dans l’écriture, de pouvoir ne jamais écrire de la même façon, de n’avoir pas un style. Je l’ai déjà écrit ici, je crois, mais je ne supporte rien moins que cette idée du style (un style unique étant associé à un auteur unique), de la petite musique de la phrase, pour moi, cela, c’est une insuffisance de l’auteur, une incapacité de l’auteur à inventer, comme ces gens qui ont besoin de se documenter pendant des mois entiers avant d’écrire la moindre ligne de fiction, laquelle fiction, dès lors, n’est plus du tout une fiction, mais un documentaire parasite ; — inventer, ce n’est pas tout faire à partir de rien (cela n’a aucun sens), mais c’est tout faire, tout refaire, sans cesse, et soi-même, se faire et se refaire un style, un son, une musicalité (pas une petite musique). Bien sûr, les gens, je n’ose les appeler des écrivains, une fois qu’ils ont trouvé une façon d’écrire, les gens, ils s’empressent de toujours faire la même chose, de toujours faire le même livre, sur les mêmes sujets, avec les mêmes intentions, les mêmes formules. Ce n’est pas intéressant. Parfois, ça marche, oui, c’est vrai. Mais quel intérêt ? J’étais tout à fait celui qui avait écrit “Au CAS”, ce matin, et pourtant, je n’étais plus du tout celui qui avait écrit “Au CAS”, et non parce que j’étais devenu un autre tout en restant le même, mais parce que ce n’est pas comme cela que j’écris en ce moment, peut-être que j’écrirai quelque chose comme cela dans un mois, dans un an, mais en ce moment, non, et pourtant, je le redis, c’était moi, j’étais parfaitement en accord avec ce que je lisais de moi, je reconnaissais le moi qui avait écrit ce texte comme le moi que je suis à présent, ce n’était pas une histoire de scission du moi, c’était une question de style, de faculté de variation, être capable de changer de style, être capable de n’avoir pas qu’un style, qu’une seule manière d’écrire. L’autre jour, je lisais un type qui disait à propos de la Vie sociale que ce n’était pas la voix qu’il avait envie d’entendre. Mais quelle voix ? Celle qu’il avait dans sa tête, peut-être, mais pas la mienne. Enfin, la mienne, les miennes, l’une des miennes. Et c’est ça, les gens (— et je ne parle pas des écrivains —, quand ce ne sont que les gens, ça va encore, pas beaucoup, mais un peu, au moins, mais quand ça se targue de faire de la critique, les gens, c’est plus embêtant, d’être coincé dans sa petite tête étriquée, à l’étroit avec ses idées préconçues, ses clichés, ses préjugés qui tiennent lieu de système de valeurs humanistes de gauche, d’être enfermé dans sa petite médiocrité, le confort de ses opinions tenues pour vraies) : les gens ne veulent pas entendre ce que vous avez à dire, ils n’ont aucune envie de vous écouter, ils s’en foutent de vous, ils ne s’intéressent qu’à leur vie et les certitudes qui les bercent, ils veulent que vous leur disiez ce qu’ils ont envie d’entendre, c’est tout. Moi, évidemment, cela ne m’intéresse pas. Faire dix fois le même livre, cela ne m’intéresse pas. Je ne comprends pas comment on peut écrire toujours la même chose, toujours sur le même ton, pour parvenir toujours à la même conclusion. Faut-il être gâteux pour écrire un livre ? Si ce que j’écris ne remet pas en question ce que je pensais avant de l’écrire, autant ne pas l’écrire. Évidemment, les gens ne sont pas comme ça (les gens : les écrivains et les autres), ils veulent avoir raison, ils veulent être rassurés, ils veulent qu’on les berce, qu’on leur dise Mais oui, mon petit lapin, c’est toi le plus beau, évidemment, mais pas moi. J’aime bien qu’on me dise que je suis le plus beau, que c’est moi qui ai la plus grosse, je suis comme tout le monde, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas ce que je veux dire quand j’écris : quand j’écris, je veux que tout ce que je pense soit remis en question. En lisant “Au CAS”, je me suis surpris à rire de ce que j’avais écrit, un peu comme si c’était un autre que moi qui l’avait écrit. Je voyais tout à fait un comédien de stand-up (du stand-up intello, je l’accorde, mais il doit bien y avoir un créneau pour ça, Noam Morgensztern avait fait quelque chose comme ça, avec des textes d’Etgar Keret) en train de dire mon texte sur scène devant un public. Et c’était intéressant parce que ce n’est pas quelque chose que je serais capable de faire, j’ai outrepassé largement mes limites en écrivant ce texte dans cet esprit-là, parce que c’est foncièrement ce qu’est ce texte, un monologue pour rire, et pour pleurer, aussi, pour avoir peur, et se lamenter, et se moquer du monde, c’est ce que je voyais, ce que j’entendais, que je ne suis pas capable de faire. Et écrire, c’est aussi cela : aller au-delà de soi, sortir de soi, s’étranger. Sinon, à quoi bon écrire ? À quoi bon écrire si c’est pour confirmer ce que je pense, ce que les autres pensent, si c’est pour confirmer ce que je pense, ce que les autres pensent, je me tais, et je regarde la télé, c’est moins fatigant. C’est moins beau aussi, c’est vrai, mais la beauté, de nos jours, vous savez, ma brave dame, ce n’est plus ce que c’était.