Au CAS
J’ai arrêté de travailler au Centre Anti-Suicide quand mon interlocutrice s’est fait sauter la cervelle en direct au téléphone. C’était il y a trois ou quatre jours, peut-être une semaine, je ne sais plus, à vrai dire. C’était une soirée comme les autres et, quand elle a appelé, je ne me suis douté de rien, vraiment. J’aurais dû. Depuis, tous les soirs, j’ai des visions, alors que je n’ai rien vu, j’étais au téléphone, des visions récurrentes d’une tête de femme qui explose, avec du sang qui gicle partout, et des visions de moi aussi, qui me vois comme de l’extérieur, comme depuis un point situé à deux ou trois mètres au-dessus de moi, peut-être au plafond, peut-être à l’endroit où se trouve la lampe, au milieu du plafond. À la fin, dans ces visions, je suis couvert du sang de mon interlocutrice, je me vois en train de lui parler au téléphone et, tout à coup, la femme est là, juste à côté de moi, la tête sur mon épaule, elle cherche un peu de chaleur humaine, un peu de réconfort, mais moi, je n’en ai pas à lui donner, je pourrais la prendre dans mes bras, lui dire Je t’aime, ne t’en fais pas, tout ira bien, mais ce n’est pas vrai, je n’ai rien pour elle, et puis je ne suis pas payé pour ça, moi, je suis payé pour écouter, écouter, c’est déjà beaucoup, et puis, tout à coup, bam ! c’est la détonation, je n’ai pas vu l’arme, je ne l’ai pas vu appuyer sur la gâchette, c’est trop tard de toute façon, elle vient de se mettre une balle dans la tête, sa tête a explosé, l’explosion de sang a recouvert les murs de la chambre et moi, moi qui suis couvert du sang de la femme suicidée, je vais me blottir dans un coin de la chambre, effrayé, impuissant, désemparé, c’est moi qu’on devrait réconforter à présent, mais il n’y a personne. Dans mes visions, on me récupère là, au bout de quelques heures, comme cataleptique, ensuite je me vois sur un brancard, dans un coin de mon champ de vision il y a le corps sans tête de la femme suicidée, je bredouille quelque chose, mais je ne sais pas, même pour moi c’est incompréhensible, et de toute façon personne n’a envie de comprendre, même pas moi, même moi je n’ai pas envie de me comprendre, alors pourquoi quelqu’un ferait-il un effort pour ? et on finit par me coller une baffe, une baffe ou trois, ou dix, mais rien n’y fait, alors moi aussi, on me met sur un brancard, moi à qui il me reste ma tête, enfin, ce qu’il me reste de tête, et on m’emmène à l’hôpital. C’est ça, ma vision. La faute à tout le poids de cette culpabilité que je sens peser sur moi Tu sais, Jérôme, souvent, on ne peut rien y faire. Quand on nous appelle, c’est déjà trop tard, ce n’est plus pour avoir de l’aide, c’est pour dire au revoir. Moi, ça ne m’aide pas du tout. Mais pas du tout. C’est tout le contraire, c’est pire, je me sens encore plus coupable de n’être qu’un bon à rien, un bon à rien qui n’a pas réussi à sauver le monde, mon interlocutrice, quelqu’un, quelque chose, n’importe quoi, pourvu que je réussisse quelque chose. Pour une fois. Seulement pour une fois. Je ne sais pas si je serai inquiété. Au CAS, on ne veut rien me dire. On suit la procédure. On attend de voir ce que va faire la famille. Si elle va porter plainte ou non. Mais porter plainte pour quoi ? Ce n’est quand même pas moi qui l’ai tuée, ce n’est pas moi qui ai appuyé sur la gâchette, si ? Non. Mais ce n’est pas ça, c’est autre chose. Autre chose ? Mais quoi ? Vous le savez très bien, Monsieur Orsini. Et on m’a raccroché au nez. Merci pour l’empathie. Ma situation, c’est mieux que de se faire exploser la cervelle, c’est sûr, mais ce n’est pas l’idéal non plus. Est-ce que je sais très bien ? Qu’est-ce que je sais très bien ? Il y a des jours, au CAS, le téléphone n’arrête pas de sonner. C’est fou. Le monde dans lequel on vit. Tous ces gens qui veulent en finir avec la vie et qui, au lieu d’en finir simplement avec la vie, de partir avec dignité, passent un coup de téléphone pour avoir quelqu’un à qui parler. Au téléphone, la vérité, c’est qu’ils ont tous l’air plus ou moins abrutis. Un jour, j’ai failli hurler dans le micro de mon casque Mais vous êtes tous complètement défoncés ou quoi ? Avant de fracasser l’écran de mon ordinateur où je prends des notes concernant les appels sur ma voisine. Est-ce que je l’ai fait pour de bon ? Je ne me souviens pas. Mais c’est vrai qu’ils avaient tous l’air d’avoir pris des produits. Peut-être que moi aussi. Les phrases, il fallait les entendre, les phrases, elles ne voulaient rien dire, mais rien du tout, pas de début pas de fin, d’interminables enfilades de perles d’incohérence. Terrifiant. On aurait dit des gens incapables de formuler la moindre phrase claire, précise, au moins pour dire ce que tu ressens, c’est important ça, mettre des mots sur des maux, mais les mots il faut encore les avoir et, force est de constater qu’il est plus facile d’avoir des maux que des mots, à croire que personne ne leur avait jamais appris à parler, à ces gens-là. Ces gens-là, des gens comme tout le monde, quoi. Mais je ne l’ai pas fait, je m’en souviens, je n’ai pas crié. Je n’ai pas fracassé la tête de ma voisine. Je n’ai rien fait. Je n’ai rien dit. Non. Sauf que je n’avais plus rien à dire non plus. Et, à un moment ou à un autre, il faut bien dire quelque chose. Même quand la personne est désespérée, c’est le principe de base de la conversation, c’est que tu ne peux pas rester sans rien dire. Si quelqu’un t’appelle pour te raconter qu’il est sur le point de se suicider, quand il a fini de parler, tu ne vas tout de même pas te contenter de Bon ben d’accord, c’est noté, on fait comme ça, alors, merci, et une bonne journée. Il faut être un peu humain. Or, quand tu as épuisé le répertoire des banalités à opposer à quelqu’un qui désire violemment en finir avec la vie, qu’est-ce qu’il reste à dire ? On te dit d’écouter, mais les gens ont envie qu’on leur parle aussi, à un moment ou à un autre, comme je viens de le dire, il faut bien leur donner une raison de vivre. Et moi, des raisons de vivre, pour eux, honnêtement, je n’en avais plus, je n’avais plus rien à leur dire. Rien du tout. Je n’allais quand même pas leur raccrocher au nez ou admettre, comme ça, sans prévenir, Ah bah oui, vous, c’est sûr, hein, dans votre cas, c’est désespéré, plus tôt vous en finirez et mieux ça vaudra. Pensez un peu à votre famille, ce que vous leur infligez. Ah, vous n’en avez pas ? Eh ben, raison de plus, alors ! Pourtant, je l’ai pensé, mais je suis pas un monstre, on ne peut tout de même pas dire ça à quelqu’un qui souffre. Ce n’est pas humain de se comporter comme ça. Alors, j’ai eu une idée. Je me suis dit que je n’avais qu’à leur lire des extraits des livres que j’aime bien. Pas forcément inspirants, les extraits, non, mais quand même un peu, histoire de chasser les idées noires avec de la beauté. Pas n’importe quoi, comme littérature, du sérieux, des classiques, des chefs-d’œuvre. Pour sauver quelqu’un, il ne faut pas lésiner sur les moyens. Et ça a marché, je crois que ça a marché. L’invention par Gargantua d’un torche-cul chez Rabelais, si ça n’arrache pas un rire à un futur suicidé, je veux bien être pendu. Et quand quelqu’un rit, c’est un peu gagné, non ? Ou, la madeleine de Proust. Tout le monde aime ça, non ? Mais pas le début de l’Étranger, non, je ne suis pas imbécile. Pas de textes politiques non plus, que des textes littéraires, un peu purs, comme ça, de la grande littérature. En plus, ça m’a permis à moi aussi de relire des classiques et puis de m’orienter vers des choses que je n’avais jamais lues, de faire de vraies découvertes. Je savais que j’étais enregistré au CAS, mais ça n’avait pas l’air de les déranger. Tant qu’il n’y a pas d’incident, comme ils disent, en fait, personne n’écoute les enregistrements qui sont effacés au bout de quelques jours. Impossible de stocker toutes ces pulsions de mort ; il faudrait des serveurs grands comme l’univers. J’allais demander des conseils à la bibliothèque, à la librairie, à des amis, même si, mes amis, quand ils lisaient, il fallait voir ce qu’ils lisaient. Mais ce n’est pas le sujet. Un jour, j’ai eu l’idée de lire un petit livre dont j’avais entendu parler à la radio. Ça avait l’air parfait, motivationnel, comme on dit, est-ce qu’on dit comme ça ? je ne sais pas si on dit comme ça, mais sans être niais, en plus écrit par un prix Nobel. Il y avait même un tennisman qui s’était fait tatouer le passage sur le bras. Pour faire face à l’adversité. C’est dur, comme métier, star du tennis. Les efforts, le stress, tout ça. Je m’étais dit, ça va être parfait, si quelqu’un de vraiment désespéré appelle, toi, tu écoutes et puis, au bout d’un petit moment, si tu sens qu’il y a une ouverture dans la conversation, ou si tu as l’impression que ça lambine, tu sors la phrase, comme ça, sans prévenir, pour faire un choc, il y a des chances que ça marche, si ça passe à la radio, à la télé, sur internet, partout, même sur les bras des tennismen, il y a des chances pour que ça marche avec les suicidés, non ? Le bon moment, enfin, ce que je croyais être le bon moment, le bon moment n’est pas arrivé tout de suite, j’ai attendu une ou deux semaines. J’avais noté la phrase dans un carnet où je notais mes idées pour alimenter la conversation, des sortes de fiches anti-suicide, quoi. J’ai tout de suite senti qu’avec elle, ça allait prendre. Elle a commencé par me dire qu’elle sortait de chez son psy, mais que ça ne servait à rien, de toute façon, parce qu’elle est plus intelligente que son psy, qui ne la comprend pas, personne ne la comprend, elle se sentait seule, tellement seule, elle enchaînait les plans cul et elle savait bien que ça n’allait nulle part, elle aurait voulu un enfant, mais avec qui, l’enfant, avec qui ? elle aurait voulu le faire toute seule, ma ça coûte cher, un enfant, ça coûte cher. Je l’ai écoutée, comme ça, pendant trente minutes, peut-être, sans juger, sans rien dire, sans rien faire, j’étais simplement une oreille attentive, et puis il y a eu un blanc, un blanc plus long que les autres dans ces idées noires, et moi je me suis dit Vas-y, Jérôme, c’est LE BON MOMENT. Alors, j’ai pris un grande inspiration et j’ai dit sans autre forme de procès Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. Et c’est vrai que, maintenant, avec le recul, je comprends qu’il y avait une autre interprétation possible que mon interprétation bienveillante, moi je me disais : tu es là au bout du rouleau parce que tu as peur de l’échec, parce que rien ne marche, ni avec les mecs, ni avec le boulot, ni même avec le psy, mais n’aies pas peur, tu peux surmonter l’échec, bas-toi, sois résiliente, tu peux le faire. Sauf que ça pouvait aussi vouloir dire : ce n’est pas parce que tu t’es ratée une première fois que tu te rateras la deuxième, ma fille, essaie à nouveau, cette fois, ce sera peut-être la bonne. Et, de fait, cette fois-là, ça a marché. Moi, pourtant, Beckett, je n’aime pas. Mais pas du tout du tout. Du sous-Kafka enrobé dans un style de clochard parkinsonien qui tremblote, qui radote, un vieux crasseux devant lequel, quand on a le malheur de le voir, débraillé et hideux comme il est, là, qui vit dans la rue, on détourne le regard. Et puis, l’odeur, je préfère oublier l’odeur. Ça pue, les clodos. Je sais que je ne devrais pas le dire, mais c’est peut-être ce qui m’a le plus dérangé dans cette histoire : le mauvais choix de la citation. Après tout, qu’un suicidaire se suicide, ce n’est ni très original ni très surprenant. On ne peut pas sauver tout le monde, et puis, d’ailleurs, ce n’est pas le but, le but, c’est d’écouter. Non, je m’en veux parce que petit un j’aurais dû me contenter d’écouter et petit deux quitte à ne pas me contenter d’écouter j’aurais au moins dû lire quelque chose que j’aime et, à défaut, de quelque chose que j’aime, préférer l’original à la copie. Par exemple, Le vrai chemin passe par-dessus une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais juste au-dessus du sol. Elle semble plus destinée à faire trébucher qu’avancer. L’original plutôt que la copie. C’est juste après la phrase « Échoue mieux. » que bam ! Moche d’en finir sur du Beckett, quand même, c’est ce que je me suis dit. Pas pu m’en empêcher. Est-ce que je l’ai faite à voix haute, cette remarque ? J’ai demandé à écouter l’enregistrement pour en avoir le cœur net, mais on m’a dit que non, que ce n’était pas la procédure, que l’enregistrement devait rester confidentiel dans l’attente de son éventuelle mise à la disposition de la police et qu’ensuite, s’il devait finalement ne pas servir de pièce à conviction, il serait effacé, comme les autres, comme tous les autres, c’est la procédure. Je connais la procédure, mais j’aurais bien aimé savoir, quand même. Parce que, c’est vrai, il y a des choses qui ne se disent pas.