22525

Le rite que j’avais imaginé pour ce jour — tous les vingt-deux mai —, je ne l’ai jamais célébré. C’est étrange, non ? Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, ni de troubles de la mémoire (tous les ans, à partir du dix-sept mai, je crois, ou aux alentours, en tout cas, une alerte électronique m’informe que ce sera bientôt le 22 mai), c’est une question de chance, de hasard, de moment. Et peut-être, après tout, est-ce très bien comme cela, qui sait ? L’important, en l’occurrence, en effet, ce n’est pas de faire quelque chose en particulier, mais de diriger son attention vers, vers quoi ? eh bien, rien, probablement, en tout cas, pas un objet, et aussi s’agit-il moins, sans doute, de diriger son attention, que de faire en sorte qu’elle prenne une certaine qualité par laquelle elle peut nous rendre sensibles différemment, spécifiquement, à des traits de l’univers auxquels, autrement, nous ne serions pas sensibles, pas aussi sensibles, ne ferions tout simplement pas attention, pas suffisamment attention. C’est ainsi qu’il me semble que je puis dire les choses. Toutefois, je me sens largement insatisfait — ni à cause du jour ni à cause du rite non célébré ni à cause de rien de précis, en réalité —, je dirais plutôt, tout simplement : à cause de moi. J’ai l’idée d’un x à accomplir, et je n’y parviens pas, comme si, j’ignore pourquoi, mon organisme se contentait, se satisfaisait de l’idée du x à faire — l’idée abstraite, en quelque sorte —, alors que c’est de faire ce x qui importe plus que le x en soi, plus qu’une déclaration sur la nature de ce x, c’est une action, une activité, une prise de position dans l’univers, une prise de position sur la position que nous devrions prendre en ce qui concerne notre rapport à l’univers, et qui demeure lettre morte par ce défaut, ce manque d’action de ma part. Je pourrais m’en tirer à bon compte en faisant preuve de la désinvolture la plus moralement confortable et banale qui soit : Le monde peut se passer de moi, mais ce n’est pas vrai, c’est-à-dire que c’est vrai, oui, le monde peut se passer de moi, le monde peut se passer de tout le monde, mais ce n’est pas vrai, sinon la vie — ma vie, mais entre la vie et ma vie, il n’y a pas de différence réelle, ce sont une seule et même vie, il n’y a pas de coupure, je le répète — ma vie n’aurait aucun sens, elle ne serait qu’un peu de temps qui passe pour rien, en vain. Il est possible que ce soit ce qui est en train de lui arriver, il est possible qu’elle soit en train de passer en vain, mais je dois continuer, je ne dois pas avoir peur du vide, du néant, lequel est la forme vers laquelle nos vies tendent, la dissolution, la perte, l’effritement, on peut le dire de diverses manières, elles reviennent toutes à peu près à la même idée. Ce n’est pas que cette perte, dissolution, désagrégation m’angoissent particulièrement, c’est qu’on n’a pas idée de la chance que l’on, en vérité : nous sommes en vie, et cette improbabilité qui tient du miracle (mais d’une forme un peu contradictoire de miracle, un qui n’enfreint pas les lois de la nature, un miracle tout naturel), il faut que nous la célébrions, non pas que nous la célébrions elle en tant que telle, mais que nos actions soient une célébration de ce fait extraordinaire et banal, miraculeux et naturel, que nous sommes en vie. Cela ne fera pas reculer la mort mais cela fera avancer notre cause.