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Tout semble dérisoire, c’est vrai. Et alors ? Quand on pense à la mort, quand on pense à sa possibilité, c’est-à-dire quand on pense à la vie, en vérité, puisque que, pour nous qui sommes mortels, l’une ne va pas sans l’autre, alors tout semble dérisoire quand on pense à tout, quand on ne pense à rien, quand on pense à n’importe quoi. Tout semble dérisoire parce que tout est dérisoire. Tout est dérisoire parce que tout est dérisoire, c’est tautologique, oui, mais est-ce à dire que ce n’est pas vrai ? Cet « et alors ? », pour moi, ne marquait pas un refus, un rejet, mais l’acceptation tranquille de cette vérité-là, si particulière soit-elle. Tout est particulier, de toute façon. La plupart du temps, on ne le voit pas : on a tellement le nez sur la chose qu’on ne voit pas qu’elle n’est qu’une chose parmi tant d’autres et non la totalité de ce qui est, comme notre proximité à elle nous le fait accroire, et je dis bien : « notre proximité à elle » et non pas « sa proximité » (sa proximité à elle, sa proximité à nous), car ce n’est pas la chose qui est proche de nous, c’est nous qui nous collons à elle, et ne sommes pas à même de voir plus large, de percevoir l’horizon. Je ne pense pas à la phrase de Thomas Bernhard en particulier, mais c’est vrai qu’elle me traverse l’esprit, oui, encore qu’elle me semble trop restreinte, trop particulière, elle aussi, ainsi que je viens de l’indiquer. Et que tout soit dérisoire ne doit nous empêcher de rien. Enfin, « nous », dis-je, mais ce n’est pas de nous qu’il s’agit — il n’y a pas de nous, ou très peu, d’un nombre très petit, trois, quatre, dix, guère plus, au-delà, le vivant commence à se sentir à l’étroit, l’écrasement le menace, en tout cas —, c’est de moi. Selon le point de vue que l’on adopte, tout est dérisoire, selon le point de vue que l’on adopte, cela ne change rien, il faut continuer, et sans doute ce n’est qu’un seul et même point de vue, sans doute n’y en a-t-il pas d’autres. À la télévision, l’homme le plus puissant du monde dit : « I want to just say, We love you, God » et les ennemis de l’homme le plus puissant du monde aussi aiment Dieu, et tout le monde aime Dieu et, à mesure que, dans cet amour de Dieu, la possibilité d’une signification s’étiole, qui ne se sent pas tenté de baisser les yeux pour regarder ses orteils et, dans cette position quelque peu étrange, non sans être désemparé, verser des larmes, saines mais vaines ? Des larmes de santé, oui. Je ne sais pas, je ne pleure pas, enfin, je crois que je ne pleure pas, j’ai chaud. Moins aujourd’hui qu’hier, c’est vrai, mais cela ne va pas durer, il paraît. Contrairement aux amoureux de Dieu du monde entier, je me dis que, quand le monde aura fini de brûler, il ne restera plus nulle trace de nous (il n’y aura pas de sauveur ultime), et je ne parviens pas toujours à me convaincre que cette perte sera immense pour l’univers. Mais il ne faut pas que cela m’empêche d’écrire, au contraire : il y a toujours quelque chose à comprendre, toujours quelque chose à élucider, un pas de plus à faire, non vers la mort — la mort qui, nous en avons désormais la certitude, coïncide avec l’amour de Dieu — unique, Dieu existe comme le signe “=” de la mort —, mais loin d’elle, vers un optimum de vie qu’il nous faut sans relâche nous attacher à accoucher. Et, c’est vrai, que ces deux deniers jours, je me suis relâché, mais peut-il en être autrement ? Est-il possible de ne succomber jamais à l’abattement ? J’ai fermé le précédent fichier de mon journal, et j’en ai ouvert un autre, que voici, qui pourrait s’intituler : Après le solstice.