Montagnes russes. — À quoi ce journal me sert-il ? Mais qui a dit qu’il devait me servir à quelque chose ? En tout cas, je ne cherche pas dedans pour retrouver la trace de, tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas la première fois, “ces temps-ci” (marque de l’indétermination due donc au fait que ce journal ne me sert pas d’ego-archive), que je ressens cela : très haut et puis très vite très bas. Chute libre. Ce qui ne m’empêche pas de me demander : Mais comment est-il seulement possible de tutoyer ainsi le sublime et, l’instant d’après, ou presque, de ramasser la merde à pleines mains pour s’en goulûment repaître ? J’ai beau me dire : Ce n’est pas de ta faute, tu n’y peux rien, et caetera, — qu’est-ce que cela change ? Depuis quand, pour les gens comme moi, j’entends : les gens éduqués comme moi, j’entends : les gens élevés comme moi, j’entends : les gens dressés comme mou, être impuissant est une excuse, non, en vérité, c’est une circonstance aggravante, qu’est-ce que tu attends pour ? mais pour quoi ? dis, pour quoi ? Pour quoi ? Pour rien. Pour mourir. Oui. Peut-être. Hier, après avoir dessiné la Bonne Mère dans mon cahier au bison rouge, avec la statue de la Vierge à l’Enfant qui transperce les lignes de texte comme elle transperce le ciel au-dessus de Marseille, je me suis senti vraiment bien. Parce que, ce que je faisais, c’était ce qu’il me semblait bel et bon de faire, parce que je projetais mon moi présent dans le futur, un futur réalisable et un futur désirable, parce que, si j’avais dû le dire en un adjectif, c’est ainsi que je l’aurais dit, j’étais heureux, et puis, tous ces beaux sentiments se sont effondrés, non pas sous leur propre poids, ils étaient légers, légers, mais sous le poids du dehors, du monde, de l’autre réalité, je ne sais pas comment le dire en une seule expression simple, tout est si compliqué, effondrés, en tout cas, oui, cela, je peux le dire, et je me suis senti accablé par un poids qui n’était pas le mien, qui pesait en plus du mien, pesait sur le mien, m’écrasait. Et, cette nuit, vers quatre heures et demi du matin, quand je me suis aperçu que je ne dormais toujours pas, ou que j’avais dormi mais que je m’étais réveillé, j’ai eu l’impression que j’étais en effet beaucoup plus lourd que moi et que le matelas sur lequel je reposais sans me reposer était dur, que je m’écrasais contre cette surface dure et inhospitalière, cette surface qui me haïssait, me voulait du mal, avait envie que je souffre, mais pourquoi, que lui avais-je fait ? aucune idée, que m’étais-je fait à moi-même ? mais rien, mais alors quoi ? mais alors rien, c’est le monde social, c’est la réalité, c’est la folie, c’est la mort, c’est banal, mais chaque fois que cela arrive, cela semble extraordinaire, unique, inconcevable. Que ce ne soit pas inconcevable, ne crois-tu pas que c’est cela qui t’accable le plus ? Que ce soit, somme toute, parfaitement banal ? Je ne comprends pas. Eh bien, que ce qui arrive, qui ne t’arrive pas à toi, ce soit d’une banalité confondante, et que cela t’arrive tout de même à toi, par ricochet, si je puis dire, ne crois-tu pas que ce soit cela qui te fasse le plus souffrir : l’absence totale d’originalité ? Un peu comme si un destin sans originalité, ce n’était pas un destin pour toi. À un moment, durant la nuit, à tâtons rompus, j’ai cherché dans le noir mon téléphone rien que pour activer l’illumination de l’écran : il faisait si noir dans la pièce où je me trouvais que j’avais l’impression d’être devenu aveugle. Comme mon père. J’avais les yeux grand ouverts et je ne voyais rien. Alors, je me suis dit : Combien de temps avant que, comme mon père, je ne voie des êtres qui ne sont pas, des fantômes ? Et qu’ils me hantent, ne me laissent plus aucune paix, me rendent fou, et me tuent, combien de temps, oui, combien de temps ? J’ai allumé mon téléphone : il était quatre heures trente-et-une du matin. J’ai ressenti un profond abattement, comme un poids qui m’entraînait plus profond. Je me suis senti impuissant, bête, mais au sens médiocre, pas terrible, minable, un peu, inutile, incapable, insuffisant, et fatigué, très fatigué. J’avais tant envie de dormir et je sentais mes membres qui tiraient, les muscles qui brûlaient, des douleurs qui m’envahissaient, des idées noires, de plus en plus noires, comme la nuit qui me rendait aveugle, comme mon père, mais pas assez noires, pas assez noires pour que je puisse enfin disparaître dedans. Je me suis demandé : Mais comment peut-on passer d’instants quand on touche à la perfection à d’autres quand on touche le fond, aussi vite, et aussi profondément ? Et même si — rien n’est de ma faute, mais ce n’est pas la question —, et même si tout était de ma faute, qu’est-ce que cela changerait, qu’est-ce que je pourrais y faire ? Grumeaux du réel, pâte indigeste, temps qui ne passe pas, clapote, fange de l’instant, remugles et bruits de la matière qui, lenteur abyssale, abîme de pénombre, tout est tellement banal, qui trouverait la force de remonter à la surface, et vers où ?

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.