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Monologue limite. — Toutes les immoralités que je pense, je me les confie dans des sortes de conversations avec moi-même un peu cheloues, Bill Evans de je ne sais pas quoi. Tout ce je pense, je le pense — ce n’est pas une tautologie, nous allons bientôt nous en rendre compte —, ce n’est pas une posture, c’est la vérité, une version de la vérité, un fragment de la vérité, et que ce fragment ne réponde pas aux critères de la bienveillance ordinaire qui ont cours dans nos sociétés humaines ne me semble pas changer grand-chose à la réalité de ce que je ressens, à la vérité de ce que je dis, ne fût-ce donc qu’à moi-même. Mais cela fait déjà beaucoup de monde, je trouve, moi seul. N’est-ce pas déjà une personne de trop ? Suis-je une personne ? Je ne sais pas, j’hésite. (Sérieusement.) Normalement, ce genre de pensées mauvaises, nous ne nous les disons même pas à nous-mêmes, de peur que quelque chose ou quelqu’un nous foudroie, que le sort dans sa revanche ne s’acharne sur nous, que nous soyons punis d’une façon ou d’une autre par la vie, le destin, la mort. Si de tels châtiments existaient réellement, il y a bien longtemps que seuls les bons sentiments que les lois morales des sociétés humaines promeuvent règneraient sur terre. Et le fait qu’il n’en soit rien, que ce soit même des sentiments radicalement opposés qui s’imposent partout à la surface de la terre, que le nom de dieu , le nom de la loi ou le nom du droit ne soient guère invoqués que comme alibis pour faire le mal ou se contenter de ne rien faire du tout, de se satisfaire de parler dans le vide ou d’agiter un petit drapeau, tend à prouver qu’on peut bien raconter ce que l’on veut, penser ce que l’on veut, cela ne change strictement rien à rien. Les êtres humains, mais quoi, « les êtres humains » ? Je ne sais pas, rien, je crois, les êtres humains. Ce que je pense d’indicible à nul autre que moi n’est pas moins humain que le reste de ce que font les humains, et je n’en suis pas fier, peut-être parce que j’ai conscience, les pensant, les proférant, d’enfreindre les lois morales élémentaires des sociétés humaines, mais qu’est-ce que j’en ai à faire ? La réalité n’est pas moins réelle parce qu’elle est immorale, elle est comme elle est, et puis c’est tout. Et, cette fois, c’est une tautologie, oui, en effet (notons la différence), comme ce sur quoi l’on finit par buter sèchement quand il n’y a plus rien d’autre à faire, quand toutes les ressources ont été épuisées. Cela, à vrai dire, à moins à voir avec les limites du langage qu’avec les limites du cadre dans lequel on enferme les capacités de notre langage : ce n’est pas la limite de notre langage qui se montre dans l’impossibilité où nous sommes de décrire le fait qui correspond à la phrase sans répéter la phrase, c’est la limite de ce que nous sommes capables de faire avec le langage, les limites foncièrement étroites dans lesquelles nous enfermons le langage : le langage nous permet de décrire les frontières ultimes de l’univers, d’explorer les profondeurs abyssales de nos sentiments, et nous ne nous en servons que pour fabriquer des machines qui nous copient afin de les faire penser à notre place. Ce qui en dit long non pas sur le langage, mais sur les représentations que les ingénieurs du futur ont du langage et de nos capacités à en faire usage. Le langage nous permet d’inventer des univers qui n’existent pas, mais nous ne nous en servons pas mieux qu’un outil primitif, un bout de caillou mal taillé que nous fracassons sans but sur un autre bout de caillou mal taillé et qui ne sert à rien du tout. C’est désespérant, mais c’est ainsi : la réalité banale de ce que nous faisons de nos journées, de nos vies, de nos angoisses, de nos désirs, de nos rêves, de nos plaisirs. Confrontés à la limite de notre langage, c’est-à-dire : de l’usage que nous en faisons, nous recommençons encore et encore la même chose, sans même nous rendre compte que c’est parfaitement en vain. Ce qui nous fait vivre, ce n’est pas la conscience de la mort, mais l’ignorance dans laquelle nous nous tenons d’elle, l’illusion que nous entretenons sur la fin ultime de l’existence, de toute existence, de toute vie dans l’univers. La conscience de l’absence d’éternité paralyse, c’est vrai, mais pourquoi ? La conscience que la journée est destinée à finir a-t-elle jamais empêché quiconque de se lever ? On attend pour ce faire de n’en plus pouvoir, de ne plus avoir la force, d’avoir consommé toutes les ressources, tout épuisé, tout brûlé, et pourtant, le langage est d’infinis ressorts. Le siècle dernier s’est achevé sur l’idée que tout avait déjà été dit, tout avait déjà été fait. Et les petits que cette croyance paresseuse a engendrés ont aujourd’hui bien grandi : ils ont pris possession de la terre, appellent au forage, appellent à l’extinction, appellent à la guerre sainte, appellent au suicide collectif, appelle à la mort heureuse, appellent à la destruction, mais qui appelle au geste juste, à la parole qui éclaire ? Quand je suis seul comme ce matin — c’était un peu avant de passer l’aspirateur  que cette scène s’est déroulée, après, j’ai ressenti le besoin de faire le ménage, ce qui n’est pas étonnant —, je me dis tout ce qu’il me passe par l’esprit ; ce n’est peut-être pas tout à fait moral, mais c’est tout à fait vrai, il faut que je me libère de moi-même, des limites qu’une conception étroite du langage — la copie d’une copie d’une copie, etc. ad inf. — nous impose. Quand plus personne ne saura parler sans qu’une machine souffle la réponse à une question qu’on a posée à sa place, je continuerai d’écrire ces phrases que moi seul comprendrai.