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Perfection. — Très vite, pour accomplir la tâche que je venais de m’assigner — nettoyer l’évier de la cuisine —, il m’est apparu que j’allais devoir démonter l’évier de la cuisine, ou du moins la partie supérieure de la bonde de l’évier, cette arrondi en creux par où l’eau va s’écouler dans le siphon, partie qui était couverte d’une repoussante pellicule marron, ce que j’ai donc entrepris de faire avec les moyens du bord, dévisser l’écrou qui tient le tout du mécanisme de plomberie avec un petit couteau d’office, avant d’emporter la bonde avec moi dans la salle de bains pour la nettoyer, équipé d’une éponge puis de deux éponges, une verte et une rouge plus résistante, d’une brosse à dents appartenant à Daphné, d’eau de javel en pulvérisateur, de dentifrice ainsi que de ma propre personne, et je me suis mis à frotter avec détermination, et quand, voyant que la manière dont je frottais ne suffisait pas à faire partir les taches, ne suffirait pas à faire partir totalement les taches, au lieu de me décourager, au lieu de me dire que je ne pouvais pas faire plus, de me satisfaire de ce petit ménage approximatif, je me suis dit qu’il fallait que je frotte encore, comme si, de toute façon, je n’avais pas d’autre choix que de frotter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre trace visible (je ne puis rien, en effet, contre les traces invisibles, me suis-je dit sans cesser de frotter), jusqu’à ce que la surface où se trouvait cette pellicule marron devienne immaculée, ne laissant plus voir que l’émail impeccable, et c’est ce que j’ai fait, j’ai frotté et frotté encore, me servant quand cela me semblait nécessaire de mes ongles, même, et j’ai fini par retrouver la couleur immaculée de l’émail, cette espèce de gris métallique brillant qui n’est pas particulièrement beau à voir,  non, mais qui est propre à voir, et c’était cela que je voulais voir, cependant que, tout en frottant, des idées concernant la perfection me venaient à l’esprit, où je me disais : on nous a appris à ne plus aimer la perfection, ou plutôt : on nous a appris à préférer l’égalité à la perfection, mais il n’est pas vrai que, pour résoudre les problèmes que posent les inégalités, l’égalité soit la solution, non, ce n’est pas vrai, mais quelle est la solution, alors ? eh bien, c’est la perfection, l’égalité ne sauvera pas le monde, l’égalité ne résoudra pas le problème de l’existence, seule la perfection est capable de résoudre des problèmes d’une telle envergure, et tout cela, je me le disais sans jamais cesser de frotter, d’observer, d’être attentif au recul progressif et décisif de la saleté, convaincu que, si j’abandonnais avant d’avoir atteint la perfection, j’allais passer à côté d’une dimension considérablement importante dans mon existence, alors que ce que j’étais en train de faire, tout le monde vous le dira, au regard des mouvements qui agitent le pays, le monde, l’univers, ce n’était rien, c’était insignifiant, dérisoire, mais ce n’est pas vrai, je ne crois pas en cette fable, cette fable qui n’a qu’un seul but : nous faire désaimer la perfection, nous faire préférer l’égalité, nos vies paraissant toutes aussi médiocres les unes que les autres face à la grandeur de l’histoire, mais la grandeur de l’histoire est une illusion, il n’y a pas de grandeur de l’histoire, il n’y a que des défaites, il n’y a que des échecs, il n’y a que des catastrophes, et la seule façon de dépasser l’échec, de dépasser la défaite, de dépasser la catastrophe, c’est la perfection, me dis-je à présent que j’ai cessé de frotter depuis plusieurs heures, de tendre à la perfection et d’y parvenir, de tout mettre au service de la perfection, de sa propre perfection, de la perfection du monde — la perfection de soi et la perfection du monde ne sont qu’une seule et même perfection, et il n’y en a pas d’autre —, il faut s’attacher à la perfection, s’acharner à la perfection, il faut devenir un maniaque de la perfection, il faut renoncer à tout ce qui nous détourne de la perfection, il faut renoncer au monde social qui nous détourne de la perfection pour nous faire admirer des choses médiocres, des choses détestables, des choses sans perfection aucune, qui sont les antithèses de la perfection, qui chantent faux les louanges de l’abaissement, de l’abattement, de la résignation, du conformisme, et les gloires de la moyenne, et j’ai frotté pendant une demi-heure, peut-être, sans jamais faiblir, regardant avec une concentration extrême ce que j’étais en train de faire, et c’était comme si un problème fondamental se trouvait là devant moi sur le point d’être résolu, un problème qui avait tout à la fois une dimension éthique et esthétique, un problème dont la résolution me paraissait impérieuse, qui ne tolérerait pas l’échec, qu’il fallait que je mène à son terme, impérativement, tant il me semblait que, dans cette pellicule marron que j’avais laissée se déposer avec le temps à la surface de la bonde de l’évier, dans le fond de la bonde, là où l’eau s’écoule, là où il est le plus difficile de frotter parce que c’est un petit espace, presque infime, à la courbure de la bonde, dans une déclivité quasi invisible  de l’univers et que seule la couche marron du temps sédimentée à sa surface fait apparaître, rend visible au point que, après l’avoir vue, on ne voit plus que cela, le regard est littéralement happé par cela, et l’esprit tout entier tendu par l’idée de faire disparaître cette couche, de faire disparaître la sédimentation pour découvrir la perfection de l’univers, et que se jouait quelque chose d’une importance capitale : comment ai-je pu laisser cette couche se sédimenter, qui m’a appris à me satisfaire ainsi de la laideur, qui m’a désappris à chercher la perfection, qui m’a accoutumé au bruit, à l’immonde, à la bêtise, qui nous a réduit à cet état d’interchangeables objets qu’est l’égalité ? il ne s’agit pas de dépasser les inégalités, les inégalités sont indépassables, elles sont réelles, elles font partie de la réalité, non : il s’agit de magnifier l’existence. Un peu plus tôt, je m’étais fait une remarque, d’ailleurs, au sujet de l’existence, dont, employant à présent ce mot, je me souviens, et que je m’étais dit qu’il ne faudrait pas que j’oublie de la noter. Il était question de Venise, de l’absence de Venise, ou plutôt de mon absence à Venise. Ce que je viens de faire, sur une feuille de papier.