— la poussière. Téléphone avec mon père. Expérience des plus déprimantes. Aucune conscience d’avoir oublié quoi que ce soit. Exactement comme s’il se trouvait hors du temps, ou dans un temps tout à fait autre, affranchi de toute histoire. Ou plutôt : de toute temporalité. Oui, c’est cela. Un temps sans temps, une continuelle durée qui se dévide comme le fil d’une infinie pelote. Infinie parce que notre fin, si elle viendra effectivement, ne viendra que pour les autres, et non pour nous, qui n’en ferons pas l’expérience. Dans le Tractatus, Wittgenstein écrit quelque chose qui se trouve à appartenir cet ordre d’idées : « 6.4311. Der Tod ist kein Ereignis des Lebens. Den Tod erlebt man nicht. / Wenn man unter Ewigkeit nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit versteht, dann lebt der ewig, der in der Gegenwart lebt. / Unser Leben ist ebenso endlos, wie unser Gesichtsfeld grenzenlos ist. » « La mort n’est pas un événement de la vie. La mort, on ne la vit pas. / Si par éternité on entend non pas une durée infinie, mais l’intemporalité, alors vit éternellement qui vit dans le présent. / Notre vie est sans fin comme notre champ de vision est sans limite. » Ce n’est pas qu’il n’y a pas de fin, c’est que nous n’avons pas la perception de la fin. La totalité est bien trop grande pour nous. Et qui perd la mesure du temps, ce qu’est la mémoire, acquiert la perception juste de ce qu’est le temps pour lui, trop grand pour lui, mais n’en a pas conscience. Les autres le voient dans ce temps sans temps, et l’inconscience dans laquelle il est de ce vécu sans expérience, mais ne peuvent pas y vivre, en font l’expérience sans vécu. Avant d’écrire ces phrases, j’en ai écrit d’autres. Et puis je les ai effacées. Elles étaient vaines, n’est-ce pas ? Oh, tellement vaines, en effet. Laissons-les tomber dans l’oubli, me suis-je dit, c’est mieux ainsi. Et disparaître dans la poussière qui recouvre le sol de la maison de la mémoire. Bientôt, dans la maison de la mémoire qu’est notre vie, il n’y a plus qu’elle, — la poussière. (Archéologie de moi-même : 6.4311 de TLP, j’ai déjà cité les deux premières phrases le onze mars deux mille vingt-trois, mais sous un jour si différent que je ne peux pas relire aujourd’hui ce que j’écrivis alors. Peut-être, toi, le pourras-tu.)
Ce sol est de brûlures et ma terre s’écroule comme le temps — perte pure. Mais n’est-ce pas aussi ce que nous avons de plus cher ? À défaut de la vérité, fais le geste d’ouvrir.
Un peu comme si j’assistais en direct à ma propre disparition. Hier, mon père ne m’a pas appelé pour mon anniversaire. Évidemment, c’est la première fois qu’il oublie. Et cet oubli, je mentirais si je ne disais pas que je l’attendais, que je ne savais pas avant que mon père m’oublie qu’il allait m’oublier, mais je n’ai rien fait là-contre, je n’ai pas appelé mon père, par exemple, pas appelé pour lui dire quelque chose comme : « N’as-tu pas l’impression d’oublier quelque chose ? », non, j’ai laissé cette déconcertante chose être la déconcertante chose qu’elle est parce que c’est ainsi que le monde est, parce qu’il ne sert à rien de faire comme si les choses allaient bien quand les choses vont mal, non, il faut que les choses soient comme elles sont et quand elles ne sont pas comme je voudrais qu’elles fussent, les choses, je veux les voir comme elles sont, comme les choses qu’elles sont, comme les choses sont quand elles sont des choses, et quand elles n’en sont pas, des choses, quand elles sont simplement la pourriture dégoûtante qu’est la vie, la vie qu’on ne veut pas, la vie qui a lieu quand même, cela, je veux le voir aussi, je veux le savoir aussi. Je ne veux pas dissimuler l’existence du mal, pas dissimuler l’existence de la mort, je n’ai que faire de ce kitsch mortifère et sa bienveillante fausseté, de sa bienveillante insensibilité. Plutôt à fleur de peau que fanée. Un peu comme si je disais : je veux regarder la mort fixement. Est-ce vrai que le soleil ni la mort ? Quelle différence cela ferait-il que ce soit vrai ou que ce ne le soit pas ? Tout est vain abysse au fond duquel on s’abîme. Peu à peu, je m’efface. C’est ainsi. J’ai longuement parlé avec Pierre au téléphone en fin de journée. Et cela m’a fait beaucoup de bien parce qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu une conversation sensée avec quelqu’un et que cette conversation s’est achevée dans un éclat de rire alors qu’elle a été placée sous le signe de la mort, du mal, de la guerre. Ainsi va la vie. Non : ainsi devrait aller toute vie, on ne rachètera pas le mal, c’est impossible, mais on peut faire la vie bonne, c’est un art de penser, d’exister, de se mouvoir, de sentir, d’occuper un certain espace-temps parmi l’univers. Hier, j’ai écrit un poème. Aujourd’hui, j’ai cherché à en écrire un autre, mais il ne m’est rien venu. À un moment, je me suis absorbé dans la contemplation des nuages dans le ciel ailleurs bleu, et c’était une rare merveille. J’ai eu la sensation de me déplacer avec eux, ou alors j’ai été pris de vertige, je ne sais pas.
Quarante-huit ans aujourd’hui, et je rends grâce à ce journal de m’aider à compter. Sans lui, quel sens aurait ma vie ? Je ne veux pas être antifasciste ; je veux ne pas être fasciste. Je veux nous débarrasser des conditions qui sont susceptibles de faire de nous des fascistes et mettre en place d’autres conditions qui nous évitent de devenir des fascistes, qui rendent l’éventualité même du fascisme détestable. Je veux trouver les conditions d’effectivité d’une vie débarrassée de tout fascisme, d’une vie qu’on pourrait appeler : simple, juste, authentique, bonne, vraie (une vie non obsédée, aussi), — tout ce qu’on voudra, en vérité. Et je crois que la méthode pour y parvenir est très simple, en réalité : il faut se déprendre de ses illusions afin d’être à même de déchiffrer dans les gestes que nous faisons et les propos que nous tenons, les prémices de l’autorité, de la violence, du dernier mot. Il n’y a pas de dernier mot, tel pourrait être le principe élémentaire de la vie bonne que j’évoque. Si le poème de Constantin Cavafis, « En attendant les barbares », signifie que nous inventons des ennemis imaginaires au lieu de faire ce que nous avons à faire pour résoudre nos problèmes, je ne le comprends pas. Ou mieux, ce que je comprends, je ne le comprends que trop bien, et alors cet apologue a quelque chose de décevant, comme s’il manquait de difficulté (une difficulté qui ne soit pas gratuite comme un casse-tête, mais qui incite à poser une question, chercher une réponse). Le lire comme un plaidoyer ironique en faveur de la démocratie (contre l’autorité), en revanche, lui donne une sonorité plus juste. Parce qu’alors, nous ne cherchons plus des fascistes à qui nous opposer, lesquels fascistes peuvent très bien être les barbares du poème — les fascistes tout comme les barbares n’ont pas besoin de posséder des propriétés clairement assignables qui permettent de les identifier en les distinguant d’autres catégories de nocifs, il suffit qu’on puisse dire d’eux qu’ils ne sont pas comme nous et que nous serions bien mieux s’ils étaient tous morts —, nous cherchons des réponses à des questions que personne n’a encore posées. La répétition de la même réponse aux questions que pose le poème montre à la fois l’inanité de l’inquiétude et l’inanité de l’interrogation et quand, enfin, une autre réponse est apportée, il est trop tard, le jour est fini et l’on s’apprête à aller se coucher pour recommencer le lendemain : les barbares apportent une solution parce qu’ils reviennent sans revenir, prolongent le temps dans l’avenir indéfini d’une attente d’autant plus inquiète qu’elle sera déçue et que, probablement, elle se sait déjà déçue, ils nous rendent paresseux. Et puis, qui nous dit que nos questions ne sont tout simplement pas mal posées ? Qui nous dit, sinon les barbares sans voix, que ce n’est pas nous qui nous trompons, formulons mal ce que nous avons à formuler ? Car les institutions démocratiques ne reposent sur rien que la bonne volonté de qui y prend part. D’où leur fragilité extrême et leur caractère interminable : même en temps de paix, personne ne peut se reposer, et la guerre n’est pas l’excitant dont nous avons besoin pour nous tirer de notre sommeil politique.
Au téléphone avec mon père : sensation que ma cervelle grille de l’intérieur. Rien n’a de sens mais il faut pourtant que j’écoute. J’ai dû prendre froid en courant, ce matin, et depuis j’ai mal partout. Je suis fatigué. Il doit y avoir pire façon de finir sa quarante-huitième année, mais je n’en connais pas d’autres, n’ayant jamais eu quarante-huit ans moins un jour. Je me contente de celle-là. De ma conscience fébrile et de mon corps endolori. J’avais des idées et elles ne sont plus que ceci : de la poussière d’os broyés. J’exagère peut-être, je n’en sais rien. J’imagine des avenirs possibles tout en me disant : je ne vivrai pas aussi longtemps. À quoi cela sert-il de continuer ? Quand j’ai écrit il y a quelques jours : « Proust sait mieux que toi ce que tu ressens », je ne croyais pas si bien dire. « Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne. »
Il est neuf heures vingt-neuf, ce matin, quand le téléphone sonne interrompant ma pénible relecture de l’article de Walter Benjamin sur l’œuvre d’art. Mon frère est à l’appareil pour évoquer les problèmes que pose l’état de santé de notre père et les solutions introuvables, ou quasi. Après cela, je ne pourrai plus lire une seule ligne, toute mon attention sera partie ailleurs, loin de l’endroit où je la destinais. J’essaierai encore de me concentrer un peu, mais ce sera en vain. Alors, j’irai courir. « Pénible », ai-je dit à propos de l’article de WB parce que j’ai le sentiment que la prose cahote, hésitant entre analyse esthétique, perspective historique, programme politique, pétition révolutionnaire, et dans le style même se sentent ces secousses liées à l’état de la route cabossée sur laquelle WB chemine tant bien que mal : développements historiques, thèses assénées en italique, anecdotes, micro-nouvelles, presque poèmes en prose — si l’on sait où va l’article (il y a un plan au début), je peine à comprendre les arguments de WB chez qui on sent une grande ambivalence, comme si la masse, la massification pouvait se tourner et se retourner aussi bien dans un sens que dans l’autre : progressiste ou réactionnaire. Mais surtout, que faire de l’alternative face à laquelle il nous laisse in fine, ce choix entre esthétisation de la politique et politisation de l’art ? Fausse alternative, qui plus est, me semble-t-il : « C’est ou bien le fascisme ou bien le communisme, débrouillez-vous avec cela, moi je ne veux plus rien entendre », semble dire son auteur, ce qui, à l’époque où ce texte a été écrit — entre 1935 pour la première version et 1938 pour la quatrième — pouvait se comprendre, mais qui, pour nous qui savons désormais les ravages auxquels la massification a conduits dans tous les camps (les forces constructives que WB évoque la fin de la version française de son article ne s’étant pas montrées moins totalitaires que les doctrines totalitaires auxquelles il les opposait encore), et qui faisons l’expérience de la dissolution des sociétés humaines à laquelle l’uniformisation par la massification conduit (les mêmes produits reproduits à des milliards d’exemplaires et diffusés en même temps partout sur la terre), paraît presque idyllique. Car, la vérité semble être bien plus désespérante que ce qui nous est présenté : il n’y a pas d’issue. Ou, du moins, diront les plus optimistes d’entre nous, nous n’avons pas encore trouvé d’issue. Et, pour l’instant, que nous soyons optimistes ou que nous soyons pessimistes, cela revient rigoureusement au même. L’objection principale que l’on peut adresser, toutefois, à l’espèce de philosophie du désespoir que j’ai formulée hier au soir (et qu’en vérité Jean Lacoste énonce bien mieux que moi dans sa présentation des textes de WB sur Baudelaire (p. 19) : « L’intuition centrale de Benjamin, si l’on peut avoir la témérité de la formuler, semble résider dans cette conviction que l’espérance ne peut venir qu’à celui qui a perdu tout espoir, comme l’étoile filante dans les Affinités électives de Goethe. Il faut donc, dans une lucidité impitoyable, se dépouiller de tout ce qui a pu faire croire au bonheur (l’aura) pour pouvoir espérer un jour le recouvrer. ») est d’ordre biographique : au fond du désespoir, ce que WB a trouvé, ce n’est pas une source d’espoir, mais la noirceur absolue, le suicide, la fin. Ne pas mépriser le biographique : in fine, tout se ramène à cela, une vie. Et chaque vie est exemplaire, quand même ce dont elle serait exemplaire ne serait pas édifiant. Peut-être y a-t-il là une importante distinction à faire : peut-être que chaque existence exemplifie un mode de vie, mais que tous les modes de vie ne sont pas édifiants. Tout se ramène à cela, une vie, et bien sûr, plus qu’à la vie de WB, c’est à celle de mon père que je pense en ce moment, à sa déchéance, laquelle, comme cela est probable, attend tout être qui vieillit, atteint tout être qui vieillit trop. Est-ce que cela peut se dire, vieillir trop ? Je ne sais pas. Mais mon époque, non plus, ne le sait pas, qui ignore toujours comment se comporter face à l’éminence de la mort, et même : l’évidence de la mort, préfère ne pas la voir, et puis ne pas la regarder, et puis abréger les souffrances, pour le confort de tout le monde. Tout se ramène à cela, une vie, et bien sûr, c’est à ma vie que je pense, à l’avenir qui m’attend. On pourrait dire : une vie, c’est ce qui est attendu et non pas donné, mais la mort n’est-ce pas le toujours déjà donné de la vie ? Qu’il est en pure perte d’attendre parce qu’elle viendra toujours à temps ; — le temps, c’est la mort. Avant de mourir, ma mère avait écrit une lettre à mon père dans laquelle elle lui disait qu’elle n’attendait plus que la vieillesse. Combien de temps avant de mourir avait-elle adressé cette lettre à mon père ? Je ne le sais pas. Je ne peux pas la relire pour le savoir. La lettre, je l’ai remise dans le tiroir où je l’avais trouvée et où je n’aurais pas dû la chercher. Peut-être y est-elle encore. Je l’ignore. S’il m’est permis d’en avoir l’occasion, je chercherai cette lettre la prochaine fois que j’irai à Marseille. Mais, depuis cette lettre, j’ai toujours eu la conviction que c’est de ne plus attendre que la vieillesse qui l’avait tuée.
Suite d’hier. — Me pose ainsi problème la reprise de la théorie de la lutte des classes par WB parce que cette dernière (la théorie, pas la reprise) me paraît ethnocentriste. Contrairement à sa philosophie du judaïsme, selon les propos rapportés par Scholem à ce sujet, qui ne l’est pas parce que la formulation même montre une conscience de sa particularité, de sa non-universalité. L’ethnocentrisme consiste à prendre une histoire particulière pour l’histoire universelle. D’où mon impression qu’il y a là une insuffisante conscience de soi, ou plutôt que, chez WB, la théorie de la lutte des classes est greffée sur un corps beaucoup plus ancré, beaucoup plus conscient de lui-même, et capable ainsi de sortir de soi, par la suite. Mais ce n’est pas encore assez clair : les réserves que j’exprime concernent sans doute moins WB en lui-même que mes propres doutes quant à la pertinence, la véracité d’un récit de ce genre. Mon idée fondamentale, pour employer une expression quelque peu ridicule, c’est qu’il n’y a et ne peut y avoir de récits signifiants qu’individuels. Les récits collectifs sont toujours des naufrages. Dans quelle mesure ne sont-ce pas eux, les causes de la catastrophe ? Car, il y a bien quelque chose qui met les masses humainess en mouvement. Quand WB parle de kontinuierlichen katastrophe, l’expression renvoie en miroir négatif à la théorie de la création continuée des Jésuites et de Descartes, c’est-à-dire l’idée que Dieu ne crée par le monde une bonne fois pour toutes, mais ne cesse d’intervenir dans la création. Dans les Réponses aux cinquièmes objections (Gassendi), Descartes écrit ainsi : « L’architecte est la cause de la maison, et le père la cause de son fils, quant à la production seulement ; c’est pourquoi, l’ouvrage étant une fois achevé, il peut subsister et demeurer sans cette cause ; mais le soleil est la cause de la lumière qui procède de lui, et Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais même en ce qui concerne leur conservation ou leur durée dans l’être. C’est pourquoi il doit toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver dans le premier être qu’il lui a donné. » C’est précisément l’idée de WB : l’« ainsi de suite » est la catastrophe, au même titre que la création est continuée par l’intervention de Dieu. D’où ce qu’on lit au § 35 de Zentralpark (c’est moi qui traduis) : « Le concept du progrès est à fonder sur l’idée de la catastrophe. Qu’il en aille “ainsi de suite” est la catastrophe. Elle n’est pas le toujours attendu mais le toujours donné. Pensée de Strindberg : l’Enfer n’est en rien ce qui nous attendait — mais cette vie ici. / Le salut s’accroche à la petite brèche dans la catastrophe continuée. » La catastrophe est la vraie nature du progrès qui se présente comme toujours donné, non attendu, c’est-à-dire comme toujours déjà là, comme si rien d’autre que cela n’était possible. L’idée de cette brèche à laquelle s’accroche le salut est si désespérée qu’elle semble absolument incompatible avec un récit collectif comme celui de la lutte des classes. L’espoir est seulement accessible à qui est descendu au plus profond de sa perte, en a fait l’expérience à la première personne, a dit : « Je suis au désespoir. »
Aucune énergie, rien envie de faire, envie de ne rien faire, plutôt, alors je ne fais rien. Dans le texte qu’il a consacré au texte Sur le concept d’histoire de WB, Michael Löwy, qui voit son auteur comme un romantique, écrit (Walter Benjamin : avertissement d’incendie, une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », p. 17) : « On pourrait définir la Weltanschauung romantique comme une critique culturelle de la civilisation moderne (capitaliste) au nom de valeurs prémodernes (pré-capitalistes) — une critique ou protestation qui porte sur des aspects ressentis comme insupportables et dégradants : la quantification et la mécanisation de la vie, la réification des rapports sociaux, la dissolution de la communauté et le “désenchantement du monde”. Son regard nostalgique vers le passé ne signifie pas qu’elle soit nécessairement rétrograde : réaction et révolution sont autant de figures possibles de la vision romantique du monde. Pour le romantisme révolutionnaire, l’objectif n’est pas le retour au passé, mais un détour par celui-ci vers un avenir utopique. » Mais, à mon sens, ce n’est pas simplement l’avenir qui est utopique pour la romantique (plutôt que du romantisme, il vaudrait mieux parler du ou de la romantique en tant qu’individu, personne singulière, qui est toujours une sorte d’anomalie, de bizarrerie, d’étrangeté), le passé lui-même est utopique, qui ne fut peut-être jamais en tant que réalité (la réalité n’est jamais simple, univoque), mais qui peut prendre une signification en tant que possibilité régulatrice, horizon d’orientation, sens. C’est très clair chez Rousseau dont le « Commençons donc par écarter tous les faits » est d’une rare éloquence, qui ne signifie pas que tout est faux, tant s’en faut, mais que tout est fiction au sens d’expérience de pensée, comme dans l’état de nature ou la naissance de la propriété privée : « Le premier qui, ayant mis un enclos, s’avisa de dire : Ceci est à moi… », lesquels n’existent pas en tant que périodes, moments, ne sont pas en tant qu’événements historiques, mais circonscrivent un horizon temporel dans lequel inscrire notre compréhension de l’histoire en tant que mouvement, changement, transformation. La nostalgie qu’éprouve la romantique est donc toujours un peu bizarre parce que cette nostalgie est attachée à une époque qui n’a probablement jamais existé que comme pensée. Ce qui, encore une fois, ne signifie pas qu’elle soit erronée ni qu’elle soit mensongère ou que la romantique triche, mais que la romantique n’est pas une réaliste, et que sa conception transcende au contraire la réalité dans la mesure où, la réalité n’étant pas satisfaisante, il n’est pas tolérable de s’y limiter comme réalité tout entière. La romantique critique et proteste moins qu’elle n’imagine quelque chose d’autre, propose un autre chemin inexploré, d’où encore une fois son étrangeté, le sentiment qu’elle est en décalage, ce qui (comme le souligne Löwy) est parfaitement vrai de WB, d’où son aspect inclassable aussi : on ne sait pas dans quel rayon de la bibliothèque mondiale ranger la romantique précisément parce que la romantique dérange l’ordre, le cours du temps, la marche du progrès qu’elle fait trébucher. Elle court-circuite aussi bien la linéarité du temps que sa circularité. Sa figure est le cercle-flèche de la spirale, une contradiction dont la résolution est l’accomplissement de l’histoire, ou plutôt peut-être, parce qu’il n’y a pas qu’une seule et unique histoire, la fin d’une histoire.
Quelques traits au crayon sur la feuille pliée en deux où je prends des notes semblent former le visage d’un extraterrestre. Ce visage inexpressif, du moins, qu’on leur prêtait au siècle dernier quand ils peuplaient encore l’univers de la fiction populaire. Et la couleur grise du lointain outre-univers d’où l’on supposait alors qu’ils devraient provenir. Aujourd’hui, il se peut que nous soyons devenus si étranges à nous-mêmes, dont nous n’avons pourtant jamais été aussi proches, que l’idée ne nous vienne même plus (ou bien moins) d’aller chercher si loin. Évidemment, l’autorité en première personne de l’individu sur ses propres contenus de conscience (« Je suis le seul à savoir ce que je ressens vraiment ») est un mythe — Proust sait mieux que toi ce que tu ressens —, mais si tout le monde y croit, ne finit-il pas par devenir une vérité, la vérité ? Plus nous croyons nous approcher de nous-mêmes, et plus nous finissons par nous sentir éloignés, des autres, de soi, de tout ce qui se tient à la surface de la terre. Et cette distance paraît à la fois nécessaire — inéluctable, ou comment dire ? destinale — et incompréhensible. C’est peut-être la ressemblance qui nous déforme, nous fait paraître difformes. Je saute au plafond dans l’espoir de tuer le moustique qui s’y trouve installé. Est-ce le même qu’hier ? Je ne sais pas. Mais, l’ayant raté, je me dis qu’il est probable que ce sera le même que celui de demain. Claqué au plafond, eussé-je aimé dire à Daphné, pour la faire rire, elle qui m’avait rapporté cette expression employée par ses camarades de classe pour signifier la nullité d’une chose : « claquée au sol », mais il n’en aura rien été, ayant échoué dans la tâche, modeste certes, mais non négligeable que je m’étais assignée. Quand, soudain, dans un moment d’égarement, le moustique, qui n’avait pas compris la fin qui serait la sienne, pensant pouvoir nourrir gracieusement sa progéniture de mon sang pur, revient se poser au plafond. Aux aguets, je l’observe. Me dresse sur le lit et, dans un bond homérique, écrase la bestiole qui va s’écraser au sol en une pathétique spirale. Non sans une certaine fierté, je vais faire part de mon trait d’esprit à Daphné qui s’esclaffe, à moins que ce ne soit tout bêtement son rhume qui la fasse éternuer. Après être allé courir, en fin de matinée, pour trouver comment traduire une expression qu’on trouve dans un des fragments que WB a consacrés à Baudelaire et qu’on a publiés sous le titre de Zentralpark — ou plutôt pour vérifier si mon intuition (c’est une façon de parler) était bonne —, j’ai fait un détour par Descartes, le latin philosophique, la traduction de ce latin en allemand, avant le retour au français. Tout ça pour deux mots, me suis-je dit, n’est-ce pas quelque peu excessif ? Creatio continua. Ne trouves-tu pas qu’on travaille mieux souvent sur des vulgaires feuilles de papier récupérées et pliées en deux ? Comme si la main était là plus libre et que, parvenue à se défaire de l’horizontalité, loin de se faire brouillonne, au mépris de l’erreur, elle partait à l’aventure.
Non, pas « le Capital comme Minotaure » : le Marché comme Minotaure. Mais la métaphore ne se file pas bien loin : où est Thésée ? Dans une note de son article d’une densité qui en rend la lecture particulièrement difficile, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin écrit (p. 169) : « La fantasmagorie où va se réfugier le passant pour tromper son attente, la Venise des passages dont le Second empire offre fallacieusement le rêve aux Parisiens, n’emporte que quelques individus sur son tapis roulant de mosaïque : c’est pour cette raison que les passages n’apparaissent pas chez Baudelaire. » Avant de souligner tout le passage, j’entoure « la Venise des passages », à la fois pour son caractère cliché — avec Nelly, nous tenons une sorte de catalogue des Venises (« la Venise du Nord », ou plutôt « les Venises du Nord », la Venise du Périgord, le Venise de Provence, la Venise du Perche, — combien y en a-t-il encore ?) — et pour la métaphore qui, dans une sorte proustime benjaminien, injecte Venise dans Paris, m’a semblé filer à l’orientale puisque j’ai d’abord lu « le tapis volant de mosaïque » avant de me rendre compte de ma méprise et de corriger, un peu déçu, ma lecture, qui aurait pourtant pousser un peu plus loin l’aventure, Proust ne dit-il pas au début de sa Recherche qu’il entend écrire un livre « long comme les Mille et une nuits » ? Il est fascinant de voir comment, dans cet article, Benjamin lit Proust dans Baudelaire et réciproquement, d’une façon qui les tient ensemble sans presque la moindre rupture, et comment ainsi il apparaît que tous ces fragments que nous lisons comme l’œuvre éparse de Benjamin entretiennent entre eux des liens de la plus grande des solidarités, chaque fil à partir duquel on la déroule semblant dérouler la pelote tout entière. En lisant cet article, je me suis souvenu que je n’avais pas achevé ma dernière lecture du Temps retrouvé, la révélation finale m’ayant un peu lassé, et qu’il faut donc que je termine, et j’ai eu envie de relire tout l’ensemble, les passages où Albertine et Marcel se retrouve dans la chambre de ce dernier (à Balbec et à Paris) attirant tout particulièrement à eux l’attention de ma mémoire.
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