Parmi les prosateurs, ceux qui écrivent les plus longs textes auront toujours plus de succès que ceux qui écrivent les plus courts. C’est une habitude étrange, certes, que de préférer les longues digressions aux brèves descriptions mais, par une manière de conception tautologique de la réalité — un peu comme si l’on disait d’un ton péremptoire qu’un auteur qui vend beaucoup de livres a plus de succès que celui qui n’en vend presque pas —, le monde des lettres préférera toujours un long roman à une suite de petites histoires.
C’est ainsi, ce pourrait être autrement, assurément, mais qui aurait la prétention d’exiger des gens qu’ils changent leurs habitudes ? Personne, naturellement, personne. Et pourtant, s’ils le voulaient bien, oh ! pas trop, mais de temps en temps, simplement de temps en temps, ils (je veux dire : les gens) pourraient découvrir quelque histoire qui jette une lumière originale sur la vie et permet peut-être de détruire définitivement cette conception tautologique de la réalité qui est si communément répandue.
Il y a quelque temps, je lus une histoire d’Alfred Polgar : « Un homme inquiétant ». L’argument en est en quelques mots le suivant : lors d’une croisière, le narrateur rencontre un rédacteur de notices nécrologiques pour un journal américain, rédacteur qui a le pouvoir de causer la mort de ceux dont il écrit lesdites notices nécrologiques. S’il parvient à trouver les mots qui conviennent parfaitement, alors il met en action une sorte de pouvoir magique du langage qui cause la mort de ses sujets. Cette petite chose, à la limite du fantastique, est si brillante qu’on se demande comment personne n’y avait pensé avant. Pas au pouvoir magique du langage, mais à cette puissance nécrologique de la nécrologie. Mais le plus important n’est pas encore là.
Je disais à l’instant que certaines histoires permettent de rompre avec la conception tautologique de la réalité qui est généralement la nôtre. Le narrateur conclut son histoire ainsi : « À la douane de New York, il était placé à quelques pas derrière moi. Je sentis son regard dans mon dos, et je me retournai. Ses yeux d’oiseau étaient fixement braqués sur moi, il tenait dans la main son calepin et un crayon. L’impression était désagréable. Mais l’idée me rassura que j’étais bien trop peu célèbre pour une nécrologie dans la presse américaine. »
Nous sommes nombreux, en effet, à penser que, d’une manière plus ou moins métaphorique, l’écrivain célèbre parvient à une certaine immortalité. Mais nous ne supposons que trop rarement qu’une forme d’anonymat permet à l’écrivain d’échapper à la mort. Dans l’ironie de Polgar, on pourrait facilement lire l’expression d’une rancœur anticipée parce qu’après tout, contrairement à Kafka et Musil, qui faisaient partie de ses admirateurs, il n’est pas devenu ce qu’on peut appeler un « écrivain célèbre » et encore moins un « grand écrivain ». Mais aussi, une grande légèreté et une grande joie — un éclat de rire, en somme — puisque tant qu’il restera inconnu, il pourra écrire ce qu’il veut et se moquer du monde — ce que je dirais volontiers ainsi : détruire la conception tautologique de la réalité qui est généralement la nôtre.
Ce que, j’imagine, les écrivains célèbres voudraient nous faire accroire, c’est qu’il y a effectivement un pouvoir magique du langage : en écrivant, ils créent des réalités nouvelles qui ont le pouvoir de se réaliser parce que les lecteurs les lisent et y croient. D’ailleurs, je suppose que c’est ainsi que les livres sont généralement interprétés : Untel raconte une histoire qui a un semblant de vérité, qui est « en prise avec le réel », comme on dit, et l’on trouvera toujours un moyen de dire qu’elle contenait une prédiction qui s’est réalisée, qui se réalisera, qui aurait pu se réaliser. Les écrivains moins célèbres savent bien, au contraire, qu’il n’en est rien, que les histoires ne sont jamais que des possibles, pas des réalités, que tout pourrait être différent, qu’il suffit d’ailleurs de pencher la tête un peu sur le côté pour s’apercevoir que les choses pourraient être radicalement autres, sans commune mesure avec ce qu’elles sont. Alors certes, oui, en effet, il s’avère fréquemment que les choses sont effectivement comme elles sont et comme quelque grand écrivain, perspicace, mais complètement dépourvu d’imagination, a dit qu’elles étaient. Mais est-ce une raison pour s’y tenir et ne rien envisager d’autre ?
En sabotant l’histoire qu’il vient de raconter, Polgar n’est pas défaitiste. Il ne dit pas : « Oh, vous savez, j’aurais pu raconter cette histoire jusqu’au bout, mais comme je ne suis pas un grand écrivain, je la laisse tomber parce qu’elle ne changera rien. » Non, il dit même exactement le contraire. En sabordant son histoire — en la réduisant par l’ironie et l’antiphrase —, Polgar nous dit ce qu’il pense des pouvoirs du langage. Rien de magique. Mais une puissance de découverte des possibles. La littérature n’échoue pas parce que l’histoire semble ne pas aller à son terme et décevoir le lecteur qui se retrouve, en lieu et place d’une morale, avec une conception ironique de la littérature, du langage, des histoires et de la vie. Le narrateur ironiste de Polgar — Polgar lui-même, évidemment, mais un autre aussi, c’est-à-dire : tous ceux qui auront envie de se reconnaître dans le personnage de ce narrateur ironiste — n’est pas un anti-héros, pas plus qu’il n’est une sorte d’anti-grand-écrivain. C’est un héros d’un nouveau genre qui raconte une histoire, la saborde ironiquement, et en sabordant ironiquement l’histoire qu’il raconte, raconte une autre histoire qui englobe et dépasse l’histoire qu’il avait commencé de raconter. On me dira que ça ressemble à la dialectique hégélienne. Et moi, je dirai : pourquoi pas ?
En concluant son histoire sur l’aveu de son anonymat, Polgar ne nous raconte pas l’histoire d’un désespéré — s’il avait été désespéré, il se serait jeté par-dessus bord en s’apercevant qu’il n’était pas assez célèbre pour être la victime du nécrologue meurtrier —, non, il raconte l’histoire de quelqu’un qui raconte une histoire et qui, en la racontant, en raconte une autre qui parle tout aussi bien de celui qui raconte l’histoire proprement dite que de celui qui cherche une façon de vivre sa vie qui ne soit pas trop indigne, de quoi, je ne sais pas, indigne de lui, au moins, oui, et finit par la trouver quand même elle ne ressemblerait pas à ce que les gens tiennent généralement pour une vie digne.
— Une vie digne d’être vécue, quelle morale décevante, n’est-ce pas ?
— Mais c’est que ce n’est pas une morale du tout. C’est bien moins que cela.
Être un écrivain méconnu, ce peut être une façon de vivre avant de disparaître, une façon d’échapper à la mort assez longtemps pour écrire une histoire, une histoire de plus, une histoire que quelqu’un aimera un jour, parce qu’il s’y reconnaîtra et dont il aura envie de parler. Ce n’est pas échapper à la mort, mais ça y ressemble un peu, quand même.
Post scriptum
Le livre de Polgar, publié jadis par Samuel Brussell dans la collection « Anatolia », est désormais épuisé. J’avais acheté mon exemplaire, un peu par hasard, chez un soldeur du Quartier Latin. Il se négocie à présent sur des sites de vente en ligne bien connus à des prix tout à fait déraisonnables, attendant sans doute qu’un éditeur talentueux ne consente à lui accorder une nouvelle vie. Ce dont les lecteurs français qui ne parlent pas couramment la langue de Stifter lui sauront gré, assurément.