La littérature est un art de l’étrangement. La littérature, aussi grand et débile au propre que soit ce que ce mot peut bien recouvrir de son aile, la littérature ne peut se passer d’une position oblique, un regard louche, voir double qui reflète moins la réalité, le monde, qu’elle ne les dévie, altère, fait autres qu’eux-mêmes en sorte qu’il en sorte enfin quelque chose. Je viens de parler de la réalité et du monde, mais à vrai dire je ne sais pas très bien ce que ces mots-là signifient, à supposer qu’ils signifient quelque chose, je sais seulement qu’il ne faut pas trop les prendre au sérieux, faire comme s’ils allaient de soi, et constituaient une manière de donné à se coltiner de fait alors qu’il y a tant à composer avec. Ainsi, la littérature voit double, et c’est peut-être pour cette raison que nous en avons besoin, avons besoin de fictions qui inventent quelque chose que rien ne précédait, imaginent une réalité qui ne ressemble pas à celle du bon sens commun, refont le monde au lieu de le radoter comme un vieux croûton qui finira par étouffer à force de pépier, laisser biler sa lippe baveuse sur tous les faits divers de son quartier (le coin de la rue, pas plus loin, oh non, l’exotisme, l’aventure, ce n’est pas pour lui ; terra cognita non ultra).
La littérature ; — le mot importe moins en fait que l’activité, la démarche, si j’ose dire : se trouver au beau milieu de l’ordinaire et sentir qu’il vacille, qu’il y a en lui tant de possibles qui ne demandent qu’à éclater, apparaître, et briller, tant qu’on ne peut pas s’empêcher d’écrire pour en retenir quelques-uns, au moins quelques-uns.
Il était un été. Un été qui ne veut pas finir, la chaleur, la sueur, une fièvre, et le passage à une autre dimension des sensations, des sentiments s’opère insensiblement. L’univers transpire et glisse. Le temps passe imperceptiblement. Des êtres tombent du ciel. La mort envahit les rues, les corps. Le sang est toujours plus noir à même la peau des femmes. Le temps passera encore.
« Une année sabbatique », la nouvelle de Romain Verger, vaut nombre de romans dont on se gargarise à l’automne (en France). Non parce qu’elle parle effectivement de l’automne — en fait, elle parle de toutes les saisons —, mais parce qu’elle fonctionne par déclinaison, déviation dans la chute des graves. Une fièvre, le délire, et la modification de l’univers fonctionne : ironique, cynique, lyrique, exalté, sombre, noir comme la neige qui tombe. Une progression a eu lieu dans la narration. Un clinamen qui opère par écart, dérive, écartement, dérivation, la légère déviation des atomes, en un lieu et en un temps que rien ne détermine. Il est tout à fait possible, en effet, que ce ne soit pas les feuilles qui tombent d’abord, à l’automne, puis la neige ensuite, en hiver, ni, plus tard, les fleurs des cerisiers, au printemps, pas même les gouttes de sueur, en été, comme l’exige le cycle des saisons, mais des oiseaux. À chaque fois, des oiseaux. Toujours plus d’oiseaux, et toujours plus de sang, et toujours plus de sexe, et toujours moins d’amour, peut-être. Et pourtant, cette hypothèse volatile à laquelle personne n’avait pensé (ni Daphné du Maurier ni Alfred Hitchcock non plus, évidemment) tombe sous le sens et emporte dans sa vérification les sens du narrateur, qui se tutoie comme pour te convaincre que ce récit qu’il te fait n’est pas seulement l’effet de son délire transpirant, mais a de grandes chances de te ressembler.
Si j’ai dit quelque chose du rapport des oiseaux au temps qu’il fait dans la nouvelle de Verger, ce n’est pas tellement pour fournir une explication dont elle n’a de toute façon pas besoin. C’est plutôt pour tâcher de souligner les cernes de ce voir double qu’on trouve à l’œuvre chez l’auteur. Une manière fervente d’inventer un univers où tout est toujours en train de basculer, de disparaître et de renaître, de refaire surface. Il n’est peut-être pas étonnant dès lors que la plupart des histoires qui composent Ravive se déroulent près de la mer. C’est un élément pittoresque indéniable (surtout en Finistère) pour installer un climat, une atmosphère. Mais c’est aussi un mouvement immuable qui confère un rythme.
La prose de Verger n’hésite pas. Dans sa frénésie et son côté rococo sombre, comme un Julien Gracq revenu des enfers, elle épouse le flux et le reflux de la marée en ce qu’elle possède quelque chose de cyclique. C’est sans doute une bien mauvaise image que celle-ci, mais elle me semble toutefois en mesure de nous aider à mettre le doigt sur cette façon spécifique de raconter, sans forme de procès, comme si tout était déjà là, comme si on assistait à quelque chose qui avait déjà commencé et qui continuera après qu’on en aura achevé la lecture. C’est peut-être pour cela que les nouvelles de Verger n’ont pas de chute, c’est-à-dire pas de fin à proprement parler ; parce que leur début les précède, comme une origine lointaine, un cri primordial qui résonne dans l’histoire. Elles ont une façon de s’imposer qui emporte le lecteur, quand même l’horreur se rencontrerait en chemin, quand même ce lecteur serait un monstre.
Romain Verger, Ravive, Paris, Éditions de l’Ogre, 2016.
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