16.4.17 Porte de la Chapelle
Porte de la Chapelle, un campement à ciel ouvert. Au feu rouge, une jeune femme voilée, sa robe qui descend jusqu’à ses chevilles, se tient debout sur la chaussée, immobile, un jeune garçon d’une dizaine d’années passe entre les voitures sous les ordres d’une femme plus âgée dont je suppose que c’est sa mère avec une pancarte à la main qui dit qu’ils sont des réfugiés syriens, personne ne baisse la vitre, personne ne semble vraiment faire attention à eux, à part nous, dans la voiture, mais c’est parce que nous ne passons jamais en voiture par ici, je suppose (encore une fois, je ne fais que supposer) qu’avec le temps, nous ne ferions plus vraiment attention à eux, nous non plus, ils feraient partie du paysage. Qui a envie de faire attention à des gens comme ça ? À un moment, pris dans les embouteillages au feu rouge, c’est Nelly qui conduit, je croise le regard de la femme plus âgée, je le soutiens quelques secondes et elle aussi, je ne vois rien dans son regard, pas d’émotions particulières, pas de tristesse, par exemple, non, rien, je me demande ce qu’elle pense de mon regard à moi, peut-être se dit-elle la même chose de mon regard à moi, peut-être y a-t-il bien longtemps qu’il n’y a plus rien dans les regards que nous échangeons, nous vivons dans des univers parallèles, des monades sans portes ni fenêtres et, comme elles n’ont ni portes ni fenêtres, elles ne communiquent pas entre elles. En remontant les rues jusqu’au métro Stalingrad, impression de traverser un chaos sans raison aucune, mélange impossible de voitures, de corps humains, qui déambulent au milieu de ce capharnaüm, des corps (mais sont-ils encore humains ?) qui attendent, errent, quémandent, mendient. Au métro Stalingrad, des travaux inexistants ont bouclé la zone qui se trouve sous la ligne, zone zéro délimitée par des grilles où l’on peut lire encore, çà et là, quelque inscription bienveillante dans une jolie peinture rose pâle et fluo. Tous des réfugiés, dit l’écriture. Après, je dis à Daphné : Heureusement que tu ne comprends pas ce que tu vois, mon amour, ce qui est peu lâche, mais un peu vrai, aussi.
Leopardi, dans son Zibaldone di pensieri :
In fatti la storia dell’uomo non presenta altro che un passagio continuo da un grado di civiltà ad un altro, poi all’eccesso di civiltà, e finalmente alla barbarie, e poi da capo.
E poi da capo, tout le génie de cette pensée de Leopardi tient en ces quatre mots, comme une notation musicale : et puis du début, cercle de l’histoire, ou peut-être spirale, parce que les choses ne se reproduisent jamais à l’identique, mais les phases sont semblables.
En traversant Paris de la Porte de la Chapelle à la Rive Gauche, comment ne pas penser que nous sommes presque da capo. Et je me pose la question : Combien de temps ce presque va-t-il encore durer ?
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