« New York est-elle la même ville après un film comme Manhattan de Woody Allen ? Berlin, après Les Ailes du désir de Wim Wenders ? Rome, après Journal intime ? » La question, ainsi posée en ouverture du livre que Paolo Di Paolo et Giorgio Biferali ont consacré À Rome avec Nanni Moretti, aurait de quoi faire sourire. En tout cas, moi, elle m’a fait sourire. D’autant que l’image de Nanni Moretti en scooter dans les rues des Rome est devenue une sorte de cliché, un peu comme celle d’Audrey Hepburn et Gregory Peck arpentant en scooter les rues de la ville éternelle dans les catastrophiques Vacances romaines d’une princesse au début des années 1950. Pas tout à fait, non, en effet, mais quand même. Évidemment, tu ne peux pas réduire Rome à ça, pas plus que tu ne peux réduire les films de Nanni Moretti à une scène où il roule dans Rome au son de Didi de Cheb Khaled ni un peu plus loin, disons vers le littoral d’Ostie, au son du Köln Concert de Keith Jarrett. Pourtant, c’est bien ainsi que la ville se manifeste. Elle ne se révèle pas, non : elle apparaît.
Comme l’expliquait l’architecte romain Francesco Careri dans ses Walkscapes, c’est en le traversant qu’un paysage se constitue et l’origine de l’architecture ne se trouve pas dans la civilisation sédentaire, mais dans le nomadisme. On comprend alors pourquoi les auteurs font référence, en ouverture de leur livre, à l’excursion parisienne de Dada à Saint-Julien-le-Pauvre, en plein cœur de Paris, le 14 avril 1921. Non que tous les chemins mènent à Paris, Dieu nous garde, mais parce qu’il y a, comme le pensaient nos ancêtres Dada, « encore quelque chose à découvrir ».
En fait, il y a toujours quelque chose à découvrir. En bas de chez toi, dans les endroits que tu crois connaître le mieux et, évidemment, là où tu n’es jamais allé. Ce n’est pas une question d’endroit. Contrairement à ce que l’idéologie touristique tend à nous faire accroire, ce n’est pas l’endroit où tu vas qui importe ; tu n’as pas besoin de faire un beau voyage pour faire une expérience.
L’une des choses les plus fascinantes dans les films de Nanni Moretti, ainsi, c’est le moment où le personnage se perd, erre dans les rues d’une ville qu’il connaît et la voit comme s’il ne l’avait jamais vue auparavant. Ce n’est pas la ville qui a changé, lui-même sans doute n’a pas changé non plus, c’est qu’il fait une expérience, il regarde ce qui l’entoure et le laisse apparaître pour ce que c’est, comme si, pourrait-on dire, comme s’il n’y avait pas de filtre, pas d’obstacle, pas d’intermédiaire entre lui et ce qu’il voit, ce qui se trouve là, à la portée de sa main.
La scène la plus célèbre, à ce titre, est sans doute celle où Nanni se rend à Ostie, là où Pier Paolo Pasolini a été assassiné. Il dit : « Je ne sais pas pourquoi je ne me suis jamais rendu à l’endroit où Pasolini a été assassiné. » Et il n’ajoutera plus rien. Il laissera la musique de Keith Jarrett et les images d’un trajet de Rome vers le littoral par une belle journée ensoleillée remplir la mission élégiaque de nous faire découvrir les lieux que nous sentons les plus familiers alors même qu’ils nous sont étrangers — ou inversement. À ce moment, le cinéma bavard, ou loquace, devrais-je pour qu’on ne me suspecte pas d’utiliser cette épithète à des fins péjoratives, moi qui aime tant les films de Nanni Moretti, le cinéma loquace de Moretti se tait, non que le langage soit impuissant à décrire, à faire voir, mais parce que le cinéma doit montrer l’expérience, il doit laisser l’expérience se produire, mieux : se dérouler, comme un plan-séquence, suivant Nanni sur son scooter pour que le spectateur fasse, lui aussi, l’expérience de découvrir le monde qui l’entoure.
Mais cette expérience, c’est aussi la déambulation de Michel Piccoli dans Habemus Papam qui la fait voir. Comme l’écrivent Di Paolo et Biferati :
Un vieux pape en civil à peine élu entame une errance dans les rues de Rome. Piazza Augusto Imperatore, il s’arrête pour écouter une chanteuse interpréter Todo cambia de Mercedes Sosa. Il monte dans un bus. Derrière les vitres, la nuit est tombée, les lumières sur les quais à hauteur de la piazza Cavour dessinent des formes étranges. Une ville ! Mobile et secrète. Le plan en mouvement donne à la scène un air mystérieux, presque déchirant. Le vieil homme parle tout seul, sous les regards de pitié ou les haussements d’épaules des passagers. Lui a le visage ouvert, plein de gentillesse de Michel Piccoli, ses petits yeux, son regard triste et doux. Il murmure les premiers mots du discours qu’il devrait prononcer devant les fidèles, éperdus devant un balcon désespérément vide.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette scène, sur le sens de la religion aujourd’hui, mais aussi sur la nécessité, sans doute, d’être anonyme, de disparaître pour exister, l’impossibilité d’accomplir une tâche qui nous dépasse, qui est trop grande pour nous, nous qui avons surtout envie de vivre, c’est-à-dire d’échapper au monde social tel qu’il fait de nous des choses, et non des personnes. À sa sortie en France, certains journalistes spécialisés dans le cinéma avaient reproché au film de Nanni Moretti de n’être pas une critique féroce du catholicisme. Comme si cela avait jamais été le but de Moretti. Alors que tout le film semble dire qu’il faut douter pour être un homme, un peu comme notre rédempteur sur la croix, quoi.
« Une ville ! Mobile et secrète. » Oui, c’est ça : quelque chose qui bouge et se cache. C’est une idée qui peut paraître très simple, mais qui est l’une des plus importantes parmi celles dont nous avons besoin aujourd’hui pour vivre. Je parlais tout à l’heure de l’idéologie touristique. Les films de Nanni Moretti, dans l’image qu’ils nous font voir d’une façon d’habiter la ville, en s’y perdant, en la découvrant dans l’errance, sans guide, sans personne pour nous montrer le chemin, simplement là où le moment nous conduit, nous permettent de nous y soustraire, de ne pas être colonisé intégralement par l’idée qu’on peut être partout chez soi, ce qui revient à être nulle part. Les films de Nanni Moretti ne sont pas des guides, ils ne servent pas à faire du tourisme. Oh, bien sûr, c’est ainsi qu’on peut les prendre. Et c’est parfois l’impression que donne le livre de Di Paolo et Biferali, comme s’ils nous disaient : découvrez Rome avec Nanni Moretti. Certes, il est question de Rome, presque exclusivement dans les films de Moretti. Et pourtant, l’expérience n’est pas romaine. Quand même elle serait gélocalisée, elle concerne le monde. C’est-à-dire : on peut la faire partout. Mais pas n’importe où.
À la fin de l’entretien que Moretti a accordé aux deux auteurs du livre, il déclare à propos de Rome :
Ce que j’aime à Rome, c’est la possibilité que me donne la ville de me promener à Vespa, et pas seulement l’été. Je peux errer dans la ville, sans but. Et puis, il y a la lumière, celle de journées merveilleuses comme aujourd’hui, une lumière comme il en existe à mon avis peu dans le monde. Quant au rapport que j’ai avec Rome, je pourrais m’en sortir en vous disant que cette ville est comme une mère. Difficile de demander à quelqu’un quel rapport il a avec sa mère ! Une mère, c’est une mère, c’est celle qui vous a donné la vie.
C’est ça que signifie partout, mais pas n’importe où. Il ne sert à rien de faire le voyage à Rome pour vivre une expérience. En revanche, il faut construire une relation avec la ville, il faut apprendre à l’habiter. Une ville n’est pas simplement un endroit où tu fais des choses (travailler, sortir, etc.). Une ville doit permettre de vivre. Aujourd’hui, c’est vrai qu’on a tendance à la livrer en kit aux touristes et à en chasser les habitants dans sa périphérie. On invente alors des fictions comme le grand Paris pour donner l’impression à ceux qu’on a mis à la porte qu’ils participent tout de même du rayonnement de Paris. Mais grand ou petit, Paris peut être le lieu d’une expérience, comme le 14 avril 1921, il suffit pour cela de se laisser aller, de se laisser faire, de suivre les inflexions du terrain, d’aller là la ville guide tes pas. Il n’y a pas de cicerone. Il n’y a pas d’autre cicerone que la ville elle-même, que tu peux parcourir, traverser. Il n’y a pas d’autre cicerone pour la ville qu’il t’appartient d’inventer que la ville elle-même.
Façon simple et humble, banale et économique, efficace et sans-façon, pour tous de faire de la politique.
Paolo Di Paolo et Giorgio Biferali, À Rome avec Nanni Moretti, traduit par Karine Degliame-O’Keefe, Paris, Quai Voltaire, 2017
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