Dans l’histoire, les temps n’ont pas toujours passé à la même vitesse. Il y a longtemps, en effet, le temps passait lentement. Un événement avait lieu avant même que l’on s’en aperçoive, et il fallait attendre un certain temps avant qu’un barde ne s’en avise et, le chantant, fasse qu’il soit. Plus tard, les historiens, en bons scientifiques, toujours pressés, contribuèrent certes à l’accélération du temps, mais il fallait toujours du temps avant que l’on se rende compte que quelque chose avait eu lieu et qu’on l’enregistre pour la postérité. C’est avec le développement des moyens de communication modernes que le temps s’est accéléré jusqu’à ce qu’un jour, si incroyable que cela puisse paraître, l’événement et sa conscience deviennent simultanés. Pendant longtemps, ce privilège de la simultanéité fut réservé aux seuls militaires qui pouvaient vivre à distance ce qu’il se passait sur le théâtre des opérations (qui, de fait, était devenu double, le théâtre des opérations et le théâtre du théâtre des opérations). Mais, il ne fallut pas attendre bien longtemps pour que, par la grâce de la démocratisation de la vitesse technologique, la simultanéité devienne mondiale et que la fameuse et bien nommée « magie du direct » n’étende son empire sur le monde entier. On put alors regarder un homme marcher sur la lune sans lever les fesses de son canapé, l’événement était devenu à la fois effroyablement lointain et si proche qu’on commencerait même bientôt à douter qu’il ait simplement eu lieu. Parce que, en effet, la simultanéité réduisait le temps à presque rien mais, en même temps, elle permettait à tous de se faire une opinion (hors-jeu ou pas hors-jeu) et, donc, suite logique et inéluctable, de nier la réalité de l’événement de la réalité. Mais ce n’était encore rien. Car, désormais, le temps va si vite que les événements ont lieu avant même qu’ils aient lieu. Bien sûr, l’humanité a toujours cherché à anticiper ce qui allait se passer, à prévoir voire à prédire, à tel point qu’on savait le jour même le temps qu’il allait faire le lendemain, et c’est à n’en pas douter un grand progrès. Lequel rabat toutefois sa superbe devant l’avènement de l’événement avant même son déroulement. Ainsi, par une belle journée de juin dans l’arrière-pays provençal, une journée chaude, oui, mais qui n’avait rien d’exceptionnel, on pouvait voir sur les panneaux des autoroutes des messages s’afficher, qui mettaient en garde le Français contre les risques de déshydratation provoquée par les fortes chaleurs. C’était la canicule. Or, la propriété de la canicule, depuis qu’il y a une quinzaine d’années, toujours en France, elle a eu lieu sans que personne n’en soit averti auparavant, rien qu’après, quand on s’était mis à compter les vieux morts qui avaient déjà succombé à la vague de chaleur, la propriété de la canicule, dis-je, c’est qu’elle a lieu avant qu’elle ait lieu. La canicule décite la canicule. « C’est la canicule » signifie que c’est la canicule. Implacable théorie de la vérité. Et rien ne peut l’empêcher d’exister, en toute réalité. Le thermomètre a beau indiquer des températures qui sont d’une banalité qui confine à l’ennui, sorte de torpeur estivale qui gagne le corps et l’esprit, c’est trop tard pour les chiffres, l’événement a déjà eu lieu et ceux qui se mettraient en tête de le contester n’ont guère plus qu’à lui courir après. D’où ce sentiment que nous avons, de plus en plus, de plus en plus souvent, de plus en plus nombreux, de venir trop tard, d’être après coup. Les événements se déroulent désormais sans nous. Quoi que nous mettions de nous-mêmes dans le monde, celui-ci nous ignore, méprise notre arrogance ; qui sommes-nous pour imaginer qu’un événement nous requiert pour se déroule ? Quelle vanité ! Tout a déjà eu lieu avant qu’il ait lieu et il en sera toujours ainsi. À moins qu’un jour, à la faveur d’un paradoxe radical dont l’histoire, machine ironique à faire se passer des choses, a le secret, il ne se passe plus rien. Les événement se déroulant avant qu’ils n’aient lieu, n’arrivera-t-il pas un jour, quand il n’y aura plus personne pour les vivre ? Ils se dérouleront encore pendant un certain temps, c’est probable, avant de finir toutefois par se dissiper, s’estomper, s’effacer, disparaître, comme les mirages qu’ils seront devenus, comme les songes qu’ils auront toujours été. Cette ironie onirique de l’histoire — transformer ce qu’il y a de plus réel, le seul réel qu’il y ait, d’ailleurs, l’événement, en rien du tout, en rêve, en pur néant —, cet ironique onirisme de l’histoire sera peut-être aussi le salut de l’humanité. « Ça va, demandera-t-on alors dans quelques années, tu n’as pas trop chaud ? Oh, tu sais, j’ai ma bouteille d’eau ». S’ouvrira pour ceux qui auront la chance de connaître cet avenir, une ère de simplicité, un nouvel âge d’or — on pourra vivre sans trop s’en soucier. Et pour savoir le temps qu’il fait, lever les yeux au ciel et se dire : Il va faire une belle journée.
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