Quand on aura atteint aux confins de la bêtise, il faudra bien faire demi-tour, puisqu’il n’y aura plus nulle part où aller, ai-je envie de me dire parfois, mais un tel optimisme de ma part me surprend, qui présuppose qu’il y a une limite à la bêtise, ce qui ne va pas de soi, et que, si elle existait, les êtres humains auraient envie d’aller ailleurs, qu’ils ne continueraient pas de buter éternellement contre cette frontière, devenus si bêtes qu’ils seraient bien incapables de faire quoi que ce soit d’autre. Pourquoi faire autre chose que continuer, continuer encore ? Tout semble l’indiquer, même ce qui a l’apparence de l’intelligence, qui t’enjoint de recommencer après que tu as échoué, d’échouer encore et encore, dans l’espoir (ou je ne sais pas trop quoi) d’une amélioration. Mais qui peut avoir la certitude qu’à force d’échouer, l’humanité trouvera quelque chose de mieux ? Le progrès n’est pas le moteur de l’histoire, ce n’en est que la marge, l’accident, la règle ressemblant bien plutôt à une entreprise délirante de destruction massive de tout et de n’importe quoi, à commencer par soi. Il faudrait enfin s’interroger sur la façon dont nous faisons les choses, dont nous faisons de la science, dont nous faisons de l’art, de la musique, des livres, quand les remèdes aux maladies du présent ressemblent à ceux du siècle dernier, quand les références marmonnent une rengaine trop rebattue, quand on essaie toujours et à tout prix de ramener l’inconnu au connu, au lieu de regarder le monde comme il est, de l’observer, quitte à rester muet parce qu’on n’a rien à dire, parce qu’il n’a rien à dire, de toute façon. La semaine dernière, quand je l’ai appelé, Pierre — qui est plus savant que moi —, m’a cité ce paragraphe du Gai savoir de Nietzsche, où il proclame et interroge : « Vive la physique ! — Combien d’hommes y a-t-il qui sachent seulement observer ! Et parmi les quelques rares qui en sont capables — en est-il qui puissent s’observer eux-mêmes ? “Chacun est à soi-même le plus lointain” — c’est là ce que savent tous les sondeurs de l’âme, pour leur grand malaise ; et la sentence : “connais-toi toi-même”, dans la bouche d’un dieu, adressée aux hommes, est presque une méchanceté. » Les sondeurs de l’âme sont les sondeurs de la civilisation, et ce déluge harassant d’informations, ce mécanisme de la profession, l’attitude générale qui consiste à faire profession de la profession, tout cela interdit bien évidemment le regard, qui est toujours un peu plus nul, toujours un peu plus inexistant. Face à une expérience pour lui nouvelle, l’esprit humain part à la recherche de tous les moyens qui lui permettent de la rabattre sur quelque banalité patiemment répétée pour qu’elle fasse l’impression d’une seconde nature, une vérité naturelle, et de celui qui la trouve en premier, la foule dit en se pâmant ah qu’il est intelligent. On sait depuis Hume qu’on ne peut pas inférer de la récurrence de cas passés la survenance de cas futurs, mais cela n’empêche jamais d’essayer, quitte à se casser la figure. La bêtise : qui de plus bête, en plus, que celui qui la dénonce, s’imagine par quelque faculté innée ou acquise en être immunisé ? Les sondeurs de la civilisation sont les sondeurs de l’âme. Le microcosme et le macrocosme ne sont jamais que deux façons de raconter la même chose.
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