11.5.20

Il serait temps de cesser de traiter les individus comme des délinquants en puissance, grands enfants inconscients, pour les considérer comme des adultes ayant droit de cité, comme il faudrait cesser de traiter les malades comme des menaces à écarter pour les considérer comme des personnes qu’il est urgent de soigner. Y a-t-il eu un jour une inversion ou les choses ont-elles toujours suivi le même cours ? Je ne sais pas. C’est à désespérer d’être au monde, de le partager avec d’autres que soi. Souvent, de plus en plus souvent, c’est ce que je veux dire, je n’en ai pas la moindre envie, ou alors avec certains seulement, quelques-uns, un petit nombre, triés sur le volet, des happy few avec qui il est possible de parler, qui comprennent, ont envie de comprendre, et ne se contentent pas de dégainer les horreurs qu’on leur met dans la tête, ne se contentent pas de bégayer un langage pourtant si grand, si puissant, si beau. Ce matin, j’ai joui de mon droit à me déplacer hors des limites étroites d’un périmètre d’un kilomètre pour courir jusqu’au bord de mer. Voir la mer. Non, pas voir la mer, je la vois tous les jours depuis mon balcon, ce qui n’est pas mal mais ne fait pas tout, pas la voir, la sentir, la toucher, la goûter. J’ai couru vers la mer. Le temps était mauvais. C’était parfait. Elle n’avait pas ces beautés faciles qu’elle a parfois quand il fait grand beau, au contraire, elle était grise, comme le ciel, dégueulée en vagues successives sur le virage. Si je vois la mer tous les jours, la sentir de près, c’est autre chose, l’iode, les embruns salés. Même si c’est interdit, je suis allé sur un coin de plage, discret. Une vague a roulé sur mes pieds, j’ai plongé la main dans l’eau, me suit mouillé le visage, ai goûté l’eau salée sur ma bouche. Deux fois. Ce n’est pas ce que je me suis dit sur le moment, sur le moment je me suis dit simplement que c’était bon, que c’était beau, que c’était cela, la vie, pas l’enfermement pour échapper à une menace même pas terrible, enfin non, cela non plus, je ne me le suis pas dit sur le moment, sur le moment, en fait, je ne me suis rien dit du tout, je me suis contenté de jouir de ce moment, et puis c’est tout, mais dans quel monde peut-on interdire l’accès à la mer, autoriser l’accès au métro, mais pas à la mer ? À quel peuple peut-on s’imaginer donner naissance de la sorte, sinon à un peuple de bêtes souterraines, d’animaux des cavernes, de brutes enterrées ? Et de quelle vitalité un peuple ainsi étouffé, ainsi infantilisé, ainsi privé de tout dehors, de quelle vitalité un tel peuple peut-il bien faire preuve ? Un peuple en étant de privation existentielle, ne percevant rien, ne vivant rien que ce qu’on lui donne à percevoir et à vivre sur des écrans, plus ou moins grands. Et qui voudrait descendre dans la caverne montrer à ceux qui s’y sont enfermés volontairement qu’il y a un monde dehors, que la vraie vie n’est pas là où ils le croient, qu’elle est ailleurs, qui voudrait l’écouter ? « Ici, nous sommes à l’abri. Ici, nous sommes en sécurité. » Et qui pourrait les démentir ? Qui ? — Personne. Et après tout, qui peut bien en avoir envie ?

IMG_20200511_161137