30.5.20

Que faire de ce journal ? Meilleure question, je crois, que : Qu’est-ce que ce journal ? Que faire de ce journal ? Rien, le laisser être. Sans doute. Tout ce qui me préoccupe en ce moment, ce sont les poèmes que j’écris. Ce qui n’est pas le choix de carrière le plus judicieux qui soit, Pierre ne manque pas une occasion de me le dire, amicale ironie, mais c’est ce que j’ai envie d’écrire. Ce sont des poèmes que j’écrivais quand j’ai commencé d’écrire, puis de la philosophie, et des romans, des nouvelles, plus tard, beaucoup plus tard, contre mon gré, presque. Je n’écris pas de la poésie pour poètes, ni pour nonpoètes, j’écris de la poésie pour les gens qui ont un cerveau, enfin, je crois, je n’aime pas la mystique un peu idiote dont on a enrobé la poésie, et puis la façon dont on a soustrait tout ce qu’il y avait de beau dans la poésie pour en faire un truc vulgaire, prosaïque à l’envers (tu appuies sur entrée et tu as l’impression de faire un vers), le terraterrisme des petites blondes tatouées qui racontent des histoires de chèvres dans des trains ou je ne sais plus trop quoi — je ne comprends pas. Quand c’est trop facile (enfin, quand c’est trop con, quoi), je ne comprends pas : mon esprit se bloque, plus rien n’a de sens pour moi. Évidemment, facile n’est pas synonyme de simple, mais synonyme d’on me prend pour un imbécile, ce que je n’aime pas, parce que je n’en suis pas un, et puis parce qu’il y a une éthique, enfin, une éthique, soyons sérieux, une morale, il y a une morale derrière tout cela, derrière, non, même pas, il y a une morale dans tout ce que je fais, laquelle peut se résumer assez simplement en une affirmation : je ne prends pas les gens pour des imbéciles. Ce qui signifie que, quand les gens sont des imbéciles, je le leur dis, oui, pas par plaisir, presque par devoir, plutôt, mais j’écris au nom de l’intelligence. Ou, plus modestement, de l’idée que je m’en fais. Ce n’est pas rien, toutefois, se faire une idée de l’intelligence. Quand on n’en a pas, peut-on vraiment prétendre dire quelque chose ? Je sais que je suis fou, à côté de mon époque, dans une sorte d’époque contemporaine parallèle à l’époque contemporaine, mais tant pis, est-ce que je peux renoncer à l’idée que je me fais de l’intelligence, simplement parce que cette idée n’est pas monnaie courante ? Qui fixe le cours de l’intelligence ? Odile Dupon ? Est-ce que si je me rasais les aisselles, me teignais les cheveux en blonde, me faisais tatouer les biceps, posant comme ça, pour la postérité affligée, tout à l’air, j’aurais plus de succès ? Faudrait-il, en plus, que je subisse une mammoplastie ? Change de sexe ? Pauline J. Orsini, est-ce que le nom ferait plus vendre ? Pas sûr. Je n’écris pas pour vendre des livres. Si demain il arrivait que je vende des livres, plus de livres, je ne les retirerais pas du marché. Certes non. J’encaisserais. Quand mon ex-éditrice chez Actes Sud m’a écrit pour me dire que Pedro Mayr serait en promotion du 1er au 30 juin, je n’ai pas refusé, j’ai dit oui, si cela peut rendre les gens plus heureux, plus intelligents, non, comment est-ce que je lui ai dit déjà ? attends je regarde : mettre un peu de joie et de raison dans le cœur et l’esprit de nos concitoyens, ce dont je ne crois pas un traître mot, évidemment, mais je parle à mon ex-éditrice, celle qui a refusé mon dernier roman (je n’en écrirai plus jamais), je ne vais pas dire la vérité, à quoi la vérité servirait-elle dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, à quoi sinon à créer un peu plus de néant, un peu moins d’être, et rien et rien ? j’ai dit oui, parce qu’au fond, en plus, je fais toujours les mêmes rêves de gloire. Et ce faisant, chaque jour, je deviens un peu plus posthume.