1.6.20

Je n’aime pas me sentir sommé, qu’on me donne des ordres, sur quoi penser, quoi ressentir, quoi dire, comment le dire. Il est tellement compliqué d’avoir simplement une idée personnelle que je ne me sens pas capable d’avoir les idées des autres. Le monde social est ainsi fait qu’il est traversé d’injonctions globalisées (à l’échelle de la planète) à prendre position, à affirmer ou à nier, à aimer ou à détester, mais comment le peut-on si facilement, si rapidement, passant d’un sujet mondialisé à un autre sans le moindre répit ? Ce qui était dans toutes les têtes il y a un jour encore semble à présent appartenir à un passé lointain, sorte de préhistoire automatiquement obsolète, le monde est mis à jour, chaque version annulant la précédente ; — logique du logiciel, pas du langage. Ne vivons-nous pas, de fait, dans une sorte de préhistoire à l’envers, une posthistoire où l’abandon du langage signifiant nous reconduit à un état antérieur à l’histoire ? Les phénomènes nous stupéfient, nous ne saisissons que des bribes inintelligibles, jamais des totalités, si petites soient-elles, que des fragments décomposés d’un univers qu’il est impossible de cerner, trop gros pour nous, trop gros pour tout le monde, trop gros pour le monde même. L’excès d’informations ne rend pas seulement les phénomènes inintelligibles, il rend le monde trop gros pour lui-même — maladie de l’obésité : quand on est trop gros, on ne peut même plus se porter soi-même, tout mouvement est difficile, le moindre effort épuise. Et puis comment cette injonction à être affecté, cette soumission à l’émotion, à l’empathie universelle, au souci de tout (toutes les luttes, tous les drames, toutes les différences, toutes les opinions, et ainsi de suite à l’infini), comment cet ordre qui nous est donné d’être affecté ne produirait-il pas in fine son contraire : l’indifférence absolue, totale, superbe ? Comment ne pas être indifférent ? Comment ne pas vouloir être indifférent ? Comment ne pas penser ma pensée ? L’affection permanente conduit à la dissolution de l’individualité dans l’égoïsme immédiat. Les images circulent à la vitesse de l’instantané et disparaissent aussi vite. La vie n’est qu’une succession dépourvue de toute signification d’une série sans somme d’instantanés entre lesquels il est impossible de faire le moindre lien, la vie est défaite, il n’y a plus d’expérience, rien que des lambeaux de vérité à durée limitée. Allongé sur mon lit, je regarde par la fenêtre. J’envie le mépris du ciel. Je peux voir toutes les images que je veux dans les nuages, ce ne sont jamais que des images projetées, sans rapport avec une quelconque réalité. Je peux bien projeter dans le ciel tous les anthropomorphismes du monde, le ciel, lui, se moque pas mal de toutes ces formes. Qu’on le nomme d’une façon ou d’une autre, il est là. Il est.