Hier, j’ai repris un journal intime que j’avais tenu l’hiver dernier et dans lequel je n’avais rien écrit depuis huit mois. Il était dans le tiroir, n’était donc pas oublié. Je ne sais pas si je vais continuer de le tenir. Je ne crois pas. J’ai envie de le brûler parce qu’il contient des choses très personnelles, des remarques relatives à mes doutes, mes angoisses, mes peurs, et toute la théorie, choses qui constituent un aspect de ma personnalité que je n’aime pas. C’est moi, ou plutôt je suis comme ça, mais je voudrais être autrement, je préférerais être autrement, je voudrais devenir un autre. Est-ce que le fait de consigner ces pensées de moi que je ne veux pas dans un journal intime me permet de devenir cet autre ? Je ne sais pas. Si j’ai ressenti ce besoin d’écrire dans ce journal intime, est-ce aussi que, coupé du dehors, je me replie au-dedans ? Je ne sais pas non plus. Il me semble que ce serait une logique un peu simpliste, un peu trop simpliste à mon goût. De fait, c’est vrai, je me sens coupé de l’extérieur, je sors, pourtant, pour courir, accompagner ou aller chercher Daphné à l’école, faire des courses, le strict nécessaire, mais justement : c’est le strict nécessaire. Et ce n’est pas suffisant. Je ne peux pas errer dans la ville sans but. On n’erre pas dans un périmètre délimité par un cercle d’un kilomètre de rayon. L’impossibilité de l’errance, d’ailleurs, n’est-ce pas cela que désirent le plus ardemment ceux qui s’acharnent à nous contrôler, à vouloir nous contrôler pour des raisons politiques, sociales, économiques, sanitaires ? Oh, je sais ce qu’on me rétorquera, que c’est pire ailleurs. Mais ce n’est pas un argument, ce n’est qu’un instrument de culpabilisation : tu te plains de ton sort alors qu’il y en a d’autres qui souffrent plus que toi, t’oppose-t-on, comme s’il était possible de quantifier la souffrance, comme si cela avait du sens d’opposer souffrance à souffrance, comme si cela voulait dire quelque chose d’ordonner les privations en fonction d’un point de vue qui ressemble à une sorte d’anti-ethnocentrisme un peu étroit d’esprit (se pensant d’une ample vue, il la restreint de fait). Supposons que ce soit vrai, qu’est-ce que cela change pour moi ? Est-ce le fait que d’autres jouissent de liberté moindre que la mienne me rend plus libre en soi ? Je ne peux pas errer dans le périmètre délimité par un cercle d’un kilomètre de rayon, c’est impossible. Et je crois que cette privation de l’errance, cette privation de la possibilité de l’errance m’est douloureuse. Elle interdit quelque chose comme l’aventure (en un sens situationniste), qui m’est pourtant vital. J’ai l’impression que mon champ de vision est restreint. Et tout s’en ressent. La réduction de mon champ de vision réduit mon champ d’action. Maintefois, il me semble que mes préoccupations en souffrent, qu’elles sont de plus en plus étriquées, repliées sur elles-mêmes, que je n’arrive pas à prendre de la distance, de la hauteur, comme si l’énergie des métaphores, renvoyées à l’impossibilité de leur littéralité, s’épuisait, vidant ces métaphores d’elles-mêmes. Ni distance ni distance. Monde sans épaisseur. Platitude du moi. Nuées d’oiseaux dans le ciel, image noire de ce dont je me sens privé.

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