24.12.20

Je n’aurais pas dû allumer. L’ayant fait, cependant, j’aurais dû éteindre tout de suite après avoir entendu cet éditorialiste décati comparer les mésaventures de notre premier ministre au martyr de saint Jean-Baptiste, criblé de flèches, affirmait-il, et de sourire après coup, persuadé qu’il venait de faire un bon mot, alors qu’il venait tout simplement de raconter n’importe quoi et qu’il baignait dans sa médiocrité satisfaite d’elle-même, ignorant de son erreur, tout comme l’autre, un peu moins défraîchi, mais guère, qui reprit l’image de Nicolas, un peu plus tard, aussi inculte que le premier donc, visages grimaçant de bêtise, j’aurais dû éteindre à ce moment-là, mais je ne l’ai pas fait. Par paresse, faiblesse, envie de m’avilir, de me rouler dans la fange médiatique que déglutissent tous ces crétins imbus de leur petite personne, j’ai continué de regarder, ceci ou cela, je ne sais plus, jusqu’à ce je sombre sur l’écueil fascinant d’un reportage de Noël à propos de la traque et la répression des fraudes, mal et autres contrefaçons. Une femme dans le sud-ouest de la France cherchait à tracer l’origine des foies gras de canard (salauds de Bulgares), cependant que David, à Shezhen, chassait le vice de fabrication (pourritures de Chinois) et que Kevin, un nain bossu de Marseille, allait inspecter les fonds des grossistes pour débusquer le danger potentiel cause de l’enfant mort (tous des voleurs, les Phocéens). Or, ce qui devait attirer mon attention, ce ne fut pas cela, non, mais cette étude lancée par un magazine consommé par les consommateurs pour déterminer quels sont les meilleurs chocolats de Noël et si, oui ou non, les chocolats les meilleurs sont les plus chers ou inversement non, le résultat va vous surprendre. Au terme d’un périple qui devait conduire un enquêteur journaliste du supermarché au lieu de l’étude à l’aveugle, sainte Lucie priez pour nous, le résultat tombait, tel un capitaliste couperet : le meilleur chocolat était en réalité le moins cher, et le plus cher, le moins bon. Du moins était-ce la conclusion qui était tirée. Or, une autre était équipossible : que les Français aient des goûts exécrables et que, habitués à se goinfrer de saloperies immangeables, ils aient fini par aimer leur lot et par trouver meilleur le plus mauvais et le plus mauvais, le meilleur. Ce qu’il y avait de fascinant dans ce reportage, par ailleurs d’une médiocrité insondable, c’était qu’on assistait in vivo à la formation de la valeur : le meilleur, c’est ce que la majorité trouve bon. Au-delà de cette règle, point de salut. Machine à broyer toute singularité, la société produit sa valeur dans le consensus du goût des panels représentatifs d’elle-même. Infinie circularité contente d’elle-même, ce n’est pas tant qu’elle se reproduise qu’elle ne se donne à elle comme son propre fondement. Les chocolats les plus vendus sont les meilleurs puisque c’est celui que les gens préfèrent. L’artiste qui vend le plus est le meilleur puisque c’est celui que les gens préfèrent. Chiffres et études à l’appui. Indiscutable. La totalité se consolide elle-même dans l’assertion tautologique de son identité à soi. Quand j’ai fini par éteindre après avoir encore ingéré la lourde demi-douzaine d’épisodes d’une série consacrée à la grandeur et à la décadence des rappeurs de banlieue (d’où pourraient-ils venir, d’ailleurs, tous ces mâles agressifs et ambitieux ?), songeant au sourire de ce Domenach s’imbuvant de lui-même, je me suis demandé si le belliqueux saint Sébastien aurait voulu son martyre, voulu guérir de ses blessures pour mourir d’autres blessures, les flèches et puis les verges, s’il avait su que, un peu moins de deux mille ans après sa mort, plus personne ne comprendrait rien à rien, que tous parleraient mais qu’ils ne se comprendraient pas, oui, vaut-il la peine de souffrir pour sauver des âmes qui aiment la médiocrité de leur lot ? Alors moi, plutôt que de répondre à la question, je suis allé me coucher.

Francisco de Zurbarán, Martyre de saint Sébastien (détail).