2.1.21

Ne faudrait-il pas avoir le courage de tout sacrifier ? À force d’attendre, ne le sait-on pas ? À force d’attendre, il finira par être trop tard, et l’on regardera ce temps, non comme du temps perdu, mais comme le temps mortel, qui aura été la cause que nous sommes morts. Tout sacrifier, c’est-à-dire : la vie sociale, cela qui nous relie aux autres à qui pourtant, nous le sentons, même confusément, nous n’avons rien à dire. Ce n’est pas que l’essentiel soit incommunicable, quelle idée stupide, non, l’essentiel, si on le regarde avec le bon œil, l’essentiel est ce qu’il y a de plus facile à dire, c’est qu’il n’y a personne à qui le dire, ou alors quoi : une, deux, trois ? Et puis, encore faut-il avoir envie de le dire. Si tu pressens que celui à qui tu t’apprêtes à parler n’est pas en mesure d’entendre, tout tremble, un mot vient à la place d’un autre, et tu ne sais même plus articuler. Non, le mieux, c’est encore de ne parler à personne, de s’adresser à l’inconnue. J’ai toujours été terrifié par les gens qui veulent rencontrer les auteurs, toutes ces gens qui se pressent dans les salons, les rencontres, pour serrer une main, se faire signer son exemplaire, faire sa petite photo. C’est qu’il y a quelque chose qui n’est pas compris de la nature de la littérature. Ou alors, est-ce que ce n’est pas de la littérature, ces choses écrites pour les foules agglutinées, rien qu’un support de communication de plus ? Est-ce que la littérature n’existe pas à moins qu’elle soit adressée à l’inconnue ? N’est-elle rien à moins qu’elle tende vers l’anonymat ? Questions rhétoriques, évidemment. Ne crois pas cependant que ce soit une façon de justifier mon insuccès. Non. Là n’est pas la question. Ce serait trop simple. Vois cela comme une manière de me représenter l’objet que j’ai sous les yeux chaque jour que Dieu fait et que je ne vois pas toujours très clairement, non qu’il soit confus, non, plutôt parce qu’il n’est pas nécessaire de s’en former chaque jour une idée précise, souvent, il suffit d’œuvrer, sans regarder, se contenter de voir clair.