3.1.21

On avait annoncé de la neige au réveil, mais au réveil pas un flocon à l’horizon. Que deviennent les futurs qui ne se seront pas réalisés ? Aucun rapport, mais comment se fait-il qu’on soit si proche des gens et qu’on se sente si loin d’eux ? Tellement qu’on en vient à regretter la distance imposée, la privation, qui permettait de fabriquer et d’entretenir l’illusion du manque, qui dissimulait loin sous une épaisse couche d’absence la distance réelle, celle qui sépare les êtres, infranchissable, aussi proches dussent-ils se sentir en réalité. Hier, alors que nous déjeunions à la maison avec les parents de Nelly, son père a dit pour plaisanter qu’entre sa mère et lui, il y avait 90% de désaccord et 10% d’accord. Ce à quoi, moi, très sérieux, j’ai répliqué qu’entre Nelly et moi, c’était l’inverse : il y a 90% d’accord et 10% de désaccord. Et c’est la vérité. Quand même elle serait exprimée de la sorte d’une manière si statistiquement vulgaire. Mais que dire quand il n’y a rien à dire ? Rien. Sauf qu’on est obligé de parler. Quelle est la vérité ? Qu’il n’y a pas de sens à parler parce qu’il n’y a rien de commun, rien sur le fond de quoi on puisse faire quelque chose, inventer quelque chose, faire circuler quelque chose. Pas d’autre amour que celui du mensonge. Alors certes, oui, il y a bien des phrases qui s’échangent, mais sont-elles du langage ? Assurément pas. C’est vrai qu’elles lui ressemblent. Et c’est cette ressemblance qui fausse tout. Déforme tout. Plonge tout dans la confusion. Les gens parlent, mais rien ne se dit. Incompréhension totale. Raison pour laquelle la maîtrise du langage n’est pas qu’une question de compétences, de règles pures et désincarnées, la signification n’est pas quelque chose que l’on décrète, c’est une question de savoir et de sentiment. (La grammaire n’existe pas.) Science et sentiment : l’une ne peut pas aller sans l’autre. Et le microcosme (privé) et le macrocosme (public) sont des images en miroir l’un de l’autre : une goutte de sens se dissout dans un océan de non-sens. Sémantique, esthétique, éthique. Et si moi aussi j’échouais ? C’est une question dont je ne puis me débarrasser d’un revers de la main. Je me la suis posée ce matin. Et instantanément, j’en suis venu à la conclusion que, si cette distance devait nous séparer un jour, Daphné, Nelly et moi, j’aurais le sentiment d’avoir raté ma vie, d’avoir détruit une dimension primordiale de l’existence. Amputé la vie. Je ne peux pas avoir la certitude que cela n’arrivera. Aussi m’arrive-t-il de trembler de peur. Mais peut-il en être autrement si l’on essaie d’être sincère, d’être vrai, si l’on haït le mensonge viscéralement.