Dimanche, j’ai reçu un message d’une fille que je n’ai plus vue depuis une vingtaine d’années. Elle me donnait son numéro de téléphone pour que je l’appelle parce que, disait-elle, elle allait passer quelques jours à Marseille et avait à me parler de choses. De quelles choses elle avait à me parler, cela, elle ne me le disait pas. Ce qu’elle disait, toutefois, c’était que la raison de ce message n’était pas indécente. J’ai réfléchi au message de cette fille, qu’on ne pourrait plus appeler fille aujourd’hui mais qu’on pouvait appeler fille il y a une vingtaine d’années et que je continuerai donc d’appeler fille, et ce matin, après être allé courir, je l’ai supprimé. En pensant à ce message, je m’étais déjà dit hier qu’après être allé courir, je saurais quoi faire de ce message, le supprimer ou non, mais à cause de la pluie sans doute, après être allé courir, hier, je n’ai pas su quoi en faire, mais ce matin, oui, sans doute parce qu’il ne pleut plus, parce qu’il fait soleil. Éclaircie du temps comme des idées. Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce que si elle m’avait dit de quelles choses elle avait à me parler plutôt que de me dire qu’elle avait à me parler de ces choses dont elle ne me parlait pas, je l’aurais appelée ? Je ne sais pas. Dans cet improbable message, pour moi, quelque chose se nouait autour de la question de l’indécence. Lisant ce message la première fois, je me suis demandé qui pouvait bien avoir le culot d’écrire quelque chose d’aussi insensé. Et puis, ce n’est pas ce que je me suis dit, mais j’aurais pu me le dire si j’avais été un autre que moi-même, qu’est-ce donc qu’une fille qui n’est pas prête à se livrer à moi corps et âme ? Une extraterrestre ? En fait, ce qu’il y avait de plus indécent dans cette question de l’indécence, c’était que quelqu’un puisse se présenter à moi, après vingt années passées sans nous être vus, et s’imaginer que, d’une façon ou d’une autre, cette présence pourrait provoquer en moi quelque chose comme du désir (désir de lui parler, désir de la voir, désir pur et simple sans objet autre qu’elle), que, d’une façon ou d’une autre, j’étais disponible à sa présence renouvelée dans le moment même où elle déciderait de la renouveler. Et en fait d’indécence, ce serait plutôt d’outrecuidance qu’il faudrait parler. L’humanité n’est-elle donc composée, disons intégralement moins n, où n est un nombre qui peut se compter sur les doigts de la main gauche, l’humanité n’est-elle donc composée que d’énergumènes arrogants et imbéciles ? Je ne me suis pas posé cette question, qui n’est guère charitable, soit dit en passant. Non, je me suis contenté de supprimer ce message sans en parler à Nelly parce que je n’avais rien de particulier à lui en dire. Cette nuit, cependant, peut-être que ceci n’a aucun rapport avec cela, mais je le fais quand même, le rapport, cette nuit, j’ai rêvé que je perdais mes cheveux. C’était une scène assez répugnante où je voyais ma personne, cheveux longs, et des plaies se former sur mon crâne et mes cheveux se détacher de ma tête par petites poignées. Je me suis réveillé, ai touché mes cheveux, vérifié qu’ils étaient bien en place (à mon soulagement, ils l’étaient), et je me suis rendormi. La chaîne autobiographique qui conduit de ce message à ce rêve n’est pas trop longue à reconstituer (elle passerait par S., qui m’a présenté la fille du message, une mésaventure survenue bien des années plus tard, en présence de S. dans un centre commercial, une remarque que S. a faite après coup sur la différence entre l’implantation de ses cheveux et celle des miens, etc.), et elle me permettrait d’interpréter le rêve comme ceci : ne laisse le passé insulter ni le présent ni l’avenir. Et je crois que cette interprétation et la décision subséquente d’ignorer ce message est en accord avec ce que je crois profondément, mais que je n’ai pas toujours été capable de faire. Si je déroule après l’avoir remontée la chaîne onirique, je parviens à l’idée qu’il faut une image choc que fournit le rêve pour activer la morale, pour affermir la conclusion de la délibération. Au fond, j’ai su dès que j’ai reçu ce message que je n’y répondrai pas, quoi que cette fille puisse bien avoir à me dire, mais il fallait encore deux choses pour que la décision soit ferme : un raisonnement (quelque chose qui se déroule dans la logique et dans le temps) et une image (quelque chose qui choque instantanément). Hier, à la demande de Daphné, nous avons repris la lecture d’une version simplifiée de l’Odyssée, et il m’a semblé que c’était la plus belle histoire jamais racontée. Et que j’avais de la chance de la raconter à mon tour à ma fille.

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