1.2.21

C’est vrai qu’on pourrait me reprocher de manquer de générosité. Enfin, c’est vrai, je ne sais pas si c’est vrai, ce que je veux dire, c’est que moi, en tout cas, je me reproche souvent de manquer de générosité, d’être trop centré sur moi-même, et pas suffisamment tourné vers les autres, et par « les autres », j’entends : « mes contemporains ». Parce que je suis tourné vers les Grecs anciens, mais comme ils sont morts, on pourrait encore me rétorquer que ce n’est pas très généreux. Réplique avec laquelle j’aurais tendance à ne pas être d’accord. Sauf que ce n’est pas le sujet. C’est vrai, je reprends, c’est vrai qu’on pourrait me reprocher de manquer de générosité, mais ce manque n’est peut-être pas sans raisons. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi, je ne sais pas, je n’ai pas toujours été vivant, fort heureusement, et qu’il en ait toujours été ainsi ou non, après tout, cela ne change pas grand-chose en la matière, reste que mon manque de générosité est, en partie sans doute, une réaction à la façon dont les gens s’enferment dans des vases qui ne communiquent pas les uns avec les autres. Douteuse métaphore, certes, mais qui a le mérité d’être déjà en circulation et, par suite, aisément compréhensible. Et de fait, s’intéresser à ses contemporains, cela revient à essayer d’entrer dans leur vase clos ce qui est impossible ou presque : c’est dans la nature d’un vase clos que d’être hermétique. Hermétique du dehors (on ne peut pas y entrer) et hermétique du dedans (on ne peut pas en sortir), il faut le préciser. Or, c’est cela, le pire : ne pas pouvoir sortir du vase dans lequel on s’est cloîtré ? Chacun se fait l’apôtre de quelque chose sans voir que cet apostolat-là l’enferme et l’empêche de s’adresser à l’autre, n’importe quel autre, l’autre quelconque, l’autre en soi ou en personne. On ne s’adresse jamais qu’à ceux qui sont déjà convaincus. C’est-à-dire qu’on ne parle plus à personne sinon à soi-même. Toute parole se réduit à une indigente tautologie. Une monodie vide de sens. Dans une rédaction antérieure de cette page de mon journal (quel détestable dénomination ! m’exclamai-je soudain à défaut d’en trouver une meilleure), je prenais un de ces vases clos en exemple. Or, cependant que je décrivais l’objet exemplaire que j’avais sous les yeux, je me suis imaginé moi-même, dans quelques années, quelques mois, peu importe, moi-même relisant cette page, regrettant d’avoir pris cet exemple, et me le reprochant. Non, j’imaginais encore, non que je trouverais alors que ce n’était pas un bon exemple, mais je trouverais absurde d’avoir perdu tant de temps avec un objet si décevant. C’était comme si je me sentais un devoir envers mon moi futur, le devoir de ne pas le décevoir. Ayant effacé cette première rédaction pour l’amour de l’avenir de mon moi, le manque de générosité que je me reproche m’apparaît un peu plus clairement. Nous sommes tellement prisonniers du présent, un présent perpétuel qui s’étend indéfiniment, que non seulement nous ne pouvons pas penser le passé autrement que par rapport à nous (le fameux éclairage sur le présent, cette insupportable foutaise), mais en plus nous n’avons aucun égard pour nos mois futurs, aucun égard pour qui nous pourrions bien devenir un jour, ces inconnus que nous ne sommes pas encore mais que nous finirons par devenir, peut-être. Nous parlons comme si nos paroles n’allaient jamais avoir le moindre écho, comme si l’horizon qui est le nôtre, ce petit laps de temps durant lequel il nous est donné de vivre, était le terme de toutes les choses, leur accomplissement. Mentalité étriquée, primitive, en vérité, non parce qu’elle n’est pas assez avancée, pas assez civilisée, mais parce que, afin de se maintenir telle qu’elle est, inchangée, elle ignore toute possibilité d’avancement. Le progrès n’est pas pour elle quelque chose à venir, mais le moment présent, le contemporain, l’instant. Tout doit avoir lieu en même temps, maintenant. Peuplade primitive qui s’interdit toute histoire. Écrivant ma page, je me suis vu dans le futur ayant honte de moi, et cette page, je l’ai effacée. Comment aurais-je pu l’écrire, en effet, la lisant de cet instant qui n’avait pas encore eu lieu et qui, depuis lors, n’aura jamais lieu ?