22.5.21

Selon moi, l’un des inconvénients majeurs de la sobriété, j’entends par là le fait de ne pas être ivre sans pour autant être nécessairement ivre mort simplement ivre, tient en ceci que, lors d’un déjeuner ou d’un dîner, par exemple, je comprends et retiens toutes les conversations que j’ai avec les gens qui me parlent ou qui parlent à d’autres gens assis à la même table que moi, pour rester dans mon exemple, mais je pourrais en prendre un autre, et que, de plus, je me sens obligé de réfléchir avant de parler, ce qui ralentit considérablement mon débit (le débit de boisson étant proportionnel, donc, au débit de parole), au lieu de dire tout ce qu’il me passe par la bouche sans même y réfléchir un seul instant, que ce soit vrai que ce soit faux, que je le pense que je ne le pense pas, et contribue à me rendre encore moins sociable, me semble-t-il, mais moins sociable que quoi ? je ne sais pas que moi ? sans doute, phénomène multiple ainsi qui me plonge dans une sorte de paralysie, dans un ennui profond, je comprends tout, je vois tout, je sens tout, je pèse mes mots, ce qui n’est peut-être pas un grand défaut, je pèse les mots des autres, ce qui est un authentique supplice, les gens passant le plus clair de leur temps (comment s’y prennent-ils pour le faire sans même s’en apercevoir ?) à raconter n’importe quoi sur des sujets imbéciles qu’ivre, je n’écoute que d’une oreille distraite par l’alcool, une oreille légère qui ne retient rien ou presque du flux continu du monde, rien qu’une culpabilité postérieure à l’ivresse, ivresse regrettée parce que, me dirai-je le lendemain, je gâche ma vie. Ne buvant pas, c’est-à-dire : selon cette façon de penser du moins dont je viens de donner un exposé sommaire, ne buvant pas, cependant, n’est-il pas clair que je gâche tout autant ma vie : quel intérêt ce flux incessant de paroles peut-il bien avoir ? Non seulement à cette table à laquelle je suis assis en compagnie de ces gens qui y sont aussi assis, mais à toutes les tables, avec tous les gens du monde tout entier ? Pourquoi les gens parlent-ils ? Et surtout, comment font ces gens pour supporter ce flux de paroles sans être constamment ivres ? Vaste question à laquelle je n’ai pas l’ambition de répondre mais que je me pose malgré tout ; — j’ai la passion des causes perdues, raison pour laquelle, confesserai-je, même quand je me déteste, je m’aime tant. Je ne bois pas pour garder les idées claires, mais les ayant claires, les idées, je me demande s’il est vraiment judicieux d’avoir les idées claires pour ça. Cf. supra. L’idéal, évidemment, ce serait d’avoir tout le temps les idées claires, pour penser, pour écrire, pour aimer mon épouse, pour élever ma fille, tout le temps, et de les brouiller uniquement dans le cadre de ce que je souhaite appeler ici, la vie sociale, même si cette expression a plusieurs sens pour moi. Sauf que cet idéal-là est impossible à atteindre : l’ivresse remet tout à moins un (lire : -1), me causant des pics de fatigue qui nécessitent des jours de repos pour retrouver un état à peu près semblable (mais toujours un peu moins, en fait, ne nous mentons pas) à celui dans lequel j’étais avant, et cette remise négative détruit tous mes projets, tout s’effondre sous le poids de la fatigue, du remords, de la conscience, de la bêtise, bref : de l’intelligence. Aujourd’hui non plus, je n’ai pas trouvé comment faire, trouver comment survivre entre les mâchoires déchirantes de cette pince, le désespoir de la sobriété ou l’illusion de l’ivresse, le clair ennui ou l’illusoire intoxication, et sans doute n’y a-t-il pas de tertium quid, rien que ce nœud débile dans lequel il faut trancher d’un coup sec, net, propre, sans inquiétude ni confiance, avec cette lucidité pure et simple qui éclaire parfois l’existence et sur laquelle on ferme trop facilement les yeux parce que l’on s’imagine qu’il est plus facile de vivre autrement, ce qui est faux, ce qui est faux, répété-je.