Notre époque, dont l’un des moindres ravages n’est pas la destruction de la frontière entre vie privée et vie publique, n’est cependant pas sans vertus. Dont fait paradoxalement partie la transparence, qui met certes sur la place publique les dessous de la modernité, découvertes dont on se passerait bien volontiers tant ils sont malpropres, ces dessous, mais a aussi pour mérite de révéler, et en pleine lumière, la nullité des êtres. Tel l’adolescent qui arbore fièrement un sweat-shirt à capuche où s’inscrit en lettres capitales ce message qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’asséner si brutalement : I KNOW NOTHING. Ainsi, ce que les plus violents pourfendeurs du temps présent s’égosillent à faire valoir en vain, puisqu’on leur répond toujours que ce sont de tristes déclinistes, les pires des passéistes, cela, le monde social l’affiche fièrement. Peut-être, c’est une hypothèse que je hasarde à la va-vite, peut-être, dis-je, si le même message s’écrivait dans la langue de l’autochtone, ce dernier aurait moins de fierté à l’afficher, JE NE SAIS RIEN étant moins rebelle que sa traduction américaine, mais le monde social est ainsi fait que l’approximation y tient généralement lieu de révolte : on ne sait pas ce qu’on dit d’un objet dont on délimite mal les contours mais, le disant dans une langue qu’on ne maîtrise que grossièrement, on peut y investir les significations les plus imbéciles tout en étant en paix avec sa conscience. On imagine avec effroi de quels maux serait accablé le parent d’un adolescent qui lui dirait avec le plus grand des sérieux : « Tu ne sais rien » — le pire des fachos, assurément —, mais quand c’est l’adolescent qui le proclame, le fascisme se convertit en son négatif souriant : le progressisme. L’imbécilité est une pièce à deux côtés : pile, on perd, face, on gagne, quoiqu’elle ait toujours la même valeur. Mais notre époque s’en fout. Et nous sommes là, nous qui ne nous satisfaisons pas d’avoir un cerveau, mais tenons encore à avoir un esprit (et pourquoi pas ? une âme), nous parlons dans le vide, dans le meilleur des cas, nous nous adressons à nos rares semblables à qui tout ceci doit sembler convenu, redondant, banal, et ils ont raison. Et j’ai tort. Car, si mon époque s’en fout, peut-être devrais-je m’en foutre moi aussi, et jouir de ce dont je jouis dans une sorte d’extase tautologique que rien n’égale si ce n’est peut-être le plaisir de visiter, par un beau matin d’automne, la maison de Gustave Moreau, où trône en majesté cette toile figurant l’assomption érotique de Sémélé mère de Dionysos qu’habitent des divinités barbares à la culture extrême, des nymphes hallucinées, des créatures de volupté, seins aussi lourds que leurs parures de pierres précieuses, des soleils dont les yeux sombres nous observent, des anges aux ailes exubérantes, un Zeus qui tient tout autant du Christ et du Bouddha que du musicien ou du proxénète et dont les yeux bleu saphir nous hypnotisent, là comme il est dans toute son invisible splendeur : luxure et luxuriance s’entrexpriment dans ce décor où les colonnes sont hérissées de plantes exotiques aux fruits de la tentation consommée et où la végétation se mue en pierres, en étoiles, en anges protéiformes. Profusion de rouges, de bleus, de verts, de jaunes iridescents. Oui jouir, c’est ça.

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