De retour sur terre, donc, enfin, en province, c’est-à-dire, et je ne sais pas si je n’aurais pas dû ne pas, ou s’il fallait que pour être tout à fait certain et se déterminer à, je ne sais pas. La soupe bout, je me lève, baisse le feu sous la cocotte, laisse cuire encore, reviens m’assoir, écris. À Nelly, à qui il arrive de me dire que je suis malheureux, je réponds que ce n’est pas vrai et, même si c’est difficile de le prouver, c’est vrai que ce n’est pas vrai, parce que j’ai trouvé le sens de la vie (inventé ou découvert, je ne sais pas, la différence ne m’intéresse pas aujourd’hui), et qu’ainsi, je pourrais continuer de vivre comme je le fais jusqu’à la fin de mes jours — je ne prendrai pas ma retraite d’écrivain —, j’entends par là que, si une sorte de génie nietzschéen venait me voir un jour pour me dire : Tu vas te lever tous les jours que je fais et écrire, et cela, tu le feras jusqu’à ton dernier souffle, quoi qu’il arrive, je lui répondrai avec joie : D’accord, mais je ne t’ai pas attendu, tu sais, pour accomplir l’éternel retour du même (fût-ce, en effet, de façon temporaire). Qui a trouvé le sens de la vie ne saurait être malheureux, n’est-ce pas ? Le problème, c’est que, quand je dis au monde social que j’ai découvert le sens de la vie, le monde social n’en a rien à faire, qui me répond : Formidable, mais tu la gagnes comment, ta vie ? Et si je réplique au monde social : Eh bien, c’est-à-dire que mon activité — qui est le sens de la vie — ne me permet pas de gagner ma vie, le monde social ne se démonte pas et ajoute : Tu n’as qu’à faire autre chose. Le monde social n’a pas besoin que les individus découvrent le sens de leur vie et entreprennent de le vivre ; pour satisfaire le besoin de sens que les individus ressentent naturellement, il suffit au monde social que l’un d’entre eux parvienne à vivre de son sens (ou de son usurpation du sens, mais c’est une autre question, la question ici, c’est celle de la différence qu’introduit le génitif dans l’expression vivre de son sens par rapport à l’expression authentique vivre son sens), il lui suffit qu’un parmi tant ait du succès afin que le besoin de sens des individus se réalise. Certes, le besoin de sens des individus, ils ne le réalisent pas dans leur vie, ils l’assouvissent par procuration, mais du moment que, par culpabilité (c’est le sens de l’introduction du génitif : la question de comment gagner sa vie est plus importante que celle de découvrir le sens de sa vie), les individus s’en satisfont, et l’illusion est parfaite. J’ai le sentiment d’avoir déjà écrit tout cela. C’est un sentiment que j’ai un peu trop souvent, ces derniers temps. Peut-être que je tourne réellement en rond. Peut-être que j’ai besoin aussi de ce tour, ce tour de folie, peut-être, comme me disait Pascal dans le train, hier, peut-être qu’il faut approfondir au lieu de toujours se dépêcher de passer à autre chose dans une forme de résilience qui est encore plus folle que la folie même parce qu’elle s’imagine ne l’être pas, comme me disait Pascal, hier, dans le train. Peut-être. Peut-être. Qu’est-ce que j’en sais ? Je vis comme un ermite dans ma petite province où je suis rentré en sachant pourquoi mais en ne le comprenant plus à présent, ou plutôt, si, je me comprends, mais je comprends aussi que j’ai eu tort, petite province dont il va bien falloir que je trouve les moyens de sortir à présent, je ne veux pas vivre ici, je ne veux pas mourir ici. La mégapole, me disais-je aussi, a été inventée pour que l’individu puisse sortir de sa tribu, tribu dans laquelle les communautaristes en tout genre veulent désormais que l’individu retourne pour s’y dissoudre. C’est que la tribu n’a pas d’histoire, la forme qu’elle a est la forme qu’elle aura. Tandis que la mégapole incarne l’histoire, mobile, impermanente.

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