Je ne tiens pas mon journal pour être d’accord avec moi dans cinq jours, six mois, deux ou vingt ans, pour me dire, le relisant, que je suis génial. Je pense que tout le monde devrait tenir son journal, c’est un exercice fascinant et qui s’avère nécessaire, vital, dirais-je. Mon journal a cependant cette particularité que je le conçois comme une œuvre d’art, pas simplement comme le réceptacle de ma personnalité : il est une forme en soi, même si cette forme, à proprement parler, est informe. Aucune des pages du journal ne présente la version définitive de moi-même. L’une de ses fonctions principales (du point de vue existentiel, pour ainsi dire, pas du point de vue esthétique ou artistique) est de me permettre d’accéder à une conscience plus aiguë de moi-même : c’est à travers lui, en tant qu’œuvre, mais aussi en tant que terrain d’accueil de mes sentiments et de mes pensées, que je me comprends, ou ne me comprends pas, mais c’est la même chose. Sans lui, mes perplexités demeureraient des énigmes impossibles à résoudre, moins que des énigmes, en réalité : de purs et simples mystères. Avec lui, elles changent de dimension, ce qui signifie que ce journal a une valeur transformationnelle, métamorphique : avec lui, je ne suis pas le même que sans lui, je deviens quelqu’un d’autre en le tenant. S’il me rend meilleur ou me rend pire, je n’en sais rien, je crois surtout que ce n’est pas la bonne question à poser ; — il me rend différent. Les jours qui se suivent ne se suivent pas seulement, le journal leur donne une continuité, une cohérence qu’ils n’ont probablement pas en tant que jours, mais qu’ils ont en tant que pages du journal. C’est sans doute pour cette raison que la dénomination de « journal » me pose tant de problèmes : ce journal n’est pas un journal, il transforme les jours en autre chose qu’eux-mêmes de même qu’il me métamorphose en autre chose que moi-même. Il ne sert pas à me confier, mais à me changer. Il me permet de suivre à la trace mon évolution — sans nécessité de me relire — en élaborant l’existence par l’écriture. Le fait que je note, par exemple, que j’aime parler en public (comme je l’ai dit en réponse à R. qui, après m’avoir écouté à la Philharmonie, me disait que je parlais bien) n’est pas un fait brut, il ouvre une perspective dans mon existence : comment se fait-il qu’il m’ait fallu quelque trente-cinq ans pour m’apercevoir que, contrairement à ce que j’avais toujours pensé, j’aimais parler en public, raison pour laquelle j’ai pris un micro pour dire mes textes dedans, comment se fait-il que moi, qui ai toujours pensé que j’étais timide, que je ne savais pas aligner trois phrases cohérentes sans bafouiller, qui pensais que je n’étais pas clair, que je ne savais pas improviser, bref que je ne savais tout simplement pas prendre la parole, raison pour laquelle j’ai échoué à l’oral de l’agrégation ou pour laquelle j’avais fait ce discours pathétique chez G. avant d’épouser Nelly, comment se fait-il que j’ai pu découvrir sur le tard (mais pas trop) que c’est un exercice que j’apprécie et dans lequel je me sens à l’aise, et qui m’a mis cette idée dans la tête que j’étais comme cela alors que je suis différent ou, pour formuler autrement la même idée, comment malgré cette croyance erronée à mon sujet, comment suis-je devenu un autre que celui que j’étais ? Ce journal n’est pas une simple chronologie, ce n’est pas un fil qu’on actualise chaque jour, ce journal n’est pas un journal, je le répète, ce n’est qu’une façon de le nommer par défaut, « journal », le fait qu’il suive le cours des jours n’est pas sa forme ou bien seulement sa forme apparente, il a une autre forme, plus profonde, plus vraie qui épouse ma vie et qui la transcende en divorçant d’elle, en la sublimant, en l’élevant au niveau du sens, niveau où les événements ne se contentent pas d’avoir lieu, mais où ils reçoivent encore une signification qui est l’art.

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