Je pense quelque chose que je n’écrirai pas. C’est là, je l’entends qui se parle soi-même, j’entends les phrases être prononcées comme si j’entendais une voix les prononcer — les mots, le timbre, les intonations, tout —, sauf que ce n’est la voix de personne, et que je ne sais pas qui pense les phrases que la voix prononce, je pensais que c’était moi qui les pensais, mais puis-je en être certain ? que je les entende, en effet, je ne crois pas que cela signifie que ce soit moi qui les pense, simplement que ces phrases sont là, mais où ? eh bien là où je pourrais les penser avant de les dire, si je les écrivais, cela signifierait que je les ai pensées, quitte à me tromper, à avoir tort de les avoir écrites, à me dédire dans une palinodie plus ou moins adroite, mais je ne les écris pas, à la place de ces phrases-là, j’écris ces phrases-ci, et ces phrases-ci que j’écris recouvrent ces phrases-là que je n’écris pas, que j’entendais il y a quelques instants, et qu’après que je les ai entendues, puis de moins en moins, de plus en plus faibles, de moins en moins audibles, je n’entends plus du tout. De quoi était-il question dans ces phrases ? Je m’en souviens très précisément. Je pourrais l’écrire, ce quoi, mais je ne le ferai pas. Je veux que les phrases disparaissent, qu’elles se volatilisent, loin, très loin de moi, et qu’elles rejoignent la masse indifférenciée des phrases en nombre infini qui composent la langue quand personne ne la parle. Cela, j’en ai bien conscience, cela ne fera pas disparaître l’objet dont parlaient ces phrases que je n’entends plus du tout à présent, mais qu’est-ce que ça peut me faire ? L’objet dont il était question dans ces phrases, je n’en étais pas le responsable, mais d’autres, et je ne veux pas avoir affaire à eux, oui, je crois que c’est ça : si j’avais continué de penser ces phrases jusqu’à les écrire, je serais devenu un peu comme eux, comme tous ces gens qui n’écoutent pas les phrases, persuadés que toutes les phrases qu’ils entendent, ce sont leurs pensées à eux, qu’ils en sont les auteurs, mais ne peuvent s’empêcher de les dire, et parlent, et parlent, et parlent, qu’est-ce qu’ils peuvent parler. Non que je réclame le silence. Ce n’est pas de cela qu’il est question. Je ne réclame rien du tout. Je me contente de parler sans réfléchir. Ces phrases, je ne les ai pas prononcées. Existent-elles ? Ou n’existent-elles pas ? Qu’est-ce que je peux bien en avoir à foutre ? Je m’apprêtais à dire quelque chose d’autre de quelque chose d’autre, d’un événement culturel qui a eu lieu ces beaux jours passés dans la bonne ville de Marseille, et de tous ces gens, toujours les mêmes, qui sont venus y vendre leur petite marchandise, raison pour laquelle je suis resté chez moi, moi, loin de tout ça, parce que ce sont toujours les mêmes qui font toujours la même chose, mais qui peut bien prendre le moindre plaisir à cette manie onaniste systématique ? et puis en fait, non, de cela non plus, je ne dirai rien, ce que je viens d’en dire, c’est déjà trop, je regrette déjà de l’avoir dit mais je ne l’effacerai pas, je me dédirai et puis, c’est tout, et je n’ajouterai rien, je me contenterai de parler une dernière fois de ce que je ne dirai pas, de dire que je n’en dirai rien, de dire que je ne dirai rien. À demain.

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