Ce n’est manifeste qu’une fois sur quatre (c’est moi qui fais les statistiques), mais tout ce que tu vois est faux. Tout ce que tu vois, et tout ce que tu entends, tout ce que tu sens, tout ce que tu penses, tout ce que tu dis, tout. Tout, ou presque tout. 90%. C’est une approximation, c’est peut-être plus (c’est moi qui fais les statistiques). Tout le monde a quelque chose à te vendre, ce qui fausse tout. Je vais y revenir, mais ce n’est pas tout. Le faux est au cœur même de ton existence. Tu ne peux te fier à rien. Même pas vraiment à toi-même parce que tu es façonné par tout ce qui t’entoure, mieux : tout ce qui t’entoure ne se contente pas de t’entourer, mais te pénètre, te configure, te formate. Le faux étant partout, comment savoir si ce que je suis en train de penser n’est pas faux ? Le scepticisme, quand on ne se contente pas de l’envisager comme un objet de curiosité, mais quand on en fait réellement l’expérience, pas simplement comme on fait une expérience de pensée, mais une expérience dans sa chair même, le scepticisme est terrifiant. Je crois que le scepticisme est à l’origine de la pensée, à l’origine du mal et de la solution aux problèmes — innombrables — qu’il pose. Ce n’est pas l’étonnement, l’émerveillement, qui est à l’origine de la pensée, au contraire, l’émerveillement étonné ou l’étonnement émerveillé apaise, si on l’accueille comme il convient, il réconcilie avec le monde, il nous réconcilie avec nous-même et nous-même avec le monde, et tout le monde est heureux et fait beaucoup d’enfants. Le scepticisme introduit au cœur de cet étonnement émerveillé ou de cet émerveillement étonné, au cœur du bonheur, quoi, un écart, une faille, petite, infime, presque insensible, mais qu’il est impossible de combler, impossible d’enjamber, impossible d’oublier. Car tout pourrait être faux. Je pourrais me tromper sur tout. Et cela, cette sueur froide, la douleur lancinante de l’angoisse, il est impossible de s’en débarrasser. Oui, penser ce n’est pas dire oui, non, penser, ce n’est pas dire non, non plus, non, penser, c’est ne pas pouvoir penser sans penser que tout ce que je pense pourrait être faux, douteux, imbécile, grotesque, moche, insupportable, détestable, abrutissant, dégueulasse, et j’en passe. Les gens à la télé, par exemple, ils ne pensent pas. Ce n’est pas grave, ils ne sont pas là pour ça, ce sont des commerçants, je n’ai rien contre les commerçants, mais les commerçants ne pensent pas (ils comptent). Ce n’est pas grave, personne n’est vraiment dupe. Ce qui l’est, en revanche, plus grave, comme dans l’émission sur laquelle je suis tombé hier au soir, pour mon malheur, beaucoup plus grave, c’est quand les commerçants s’occupent de livres, de littérature, parce qu’alors, prétendant l’accomplir, la mettre à la portée du plus grand nombre, ou je ne sais trop quoi, ils trahissent la vocation de la littérature, de la pensée, qui est de nous tirer de l’erreur dans laquelle nous vivons et avons toujours vécue pour nous montrer le monde, nous faire voir le monde tel qu’il est vraiment. Tous les romans, tous les essais philosophiques reposent sur ce dépassement de l’erreur dans laquelle nous sommes : À la recherche du temps perdu de Proust ne parle que de cela, les Méditations métaphysiques de Descartes ne parlent que de cela, Balzac a même créé un personnage pour rendre cette tension plus sensible encore (Vautrin). Prétendre écrire, prétendre penser, et tout et tout, et trahir la mission de l’écriture et de la pensée devrait être un scandale pour tout le monde. Le fait que ce ne soit pas le cas, qu’on fasse des émissions de télé pour inciter les jeunes à la lecture (quelle idée stupide, quel massacre en toute impunité), tout en trahissant la mission de l’écriture et de la pensée, met en évidence une des formes — innombrables — que prend le mal. Un mal d’autant plus pernicieux qu’il semble inoffensif : on ne voit pas de gens mourir injustement ou dans d’atroces souffrances ou les deux, tout est bienveillant. Le mal bienveillant, c’est le dernier tour de passe-passe de l’Occident. Mais tout est faux. Et donc, l’Occident est faux. Mais pourquoi est-ce que je raconte ça ? Tout le monde s’en fout. Tout est faux, et tout le monde s’en fout. Soleil de plomb, vent, air sec : — je déteste la chaleur.

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