Qui suis-je ? — Quelle étrange idée de chercher à le savoir, ne serait-ce que de se poser la question, comme si c’était une expérience dernière, un achèvement en soi, et comme si l’on pouvait vraiment savoir parce qu’il y aurait là (mais que désigne-t-on par là ?) quelque chose d’intangible, solide comme le roc (alors que justement, là, il n’y a pas une chose). La question, si je me la pose, je m’en aperçois, la question compte beaucoup moins pour moi que d’autres comme : « De quoi ne puis-je me passer ? », « De quoi devrais-je me passer ? », « De quoi n’ai-je absolument aucune envie de me passer ? », « De quoi faudra-t-il bien que j’accepte de me passer un jour ? », etc. Ce que je découvre avec ces questions, et tant d’autres que je pourrais me poser, contrairement à la question simpliste « Qui suis-je ? » — formulée dans un caricatural présent éternel, si encore on se demandait : « Qui fus-je ? », « Qui serai-je ? », « Qui pourrais-je bien être ? », variant les temps, les modalités, les angles sous lesquels on envisage la chose qu’on est censé être —, contrairement à cette question simpliste qui fixe les choses dans une ontologie égoïste qui semble considérer chaque instant du moi comme ultime, chaque instance du moi comme définitive, ouvre sur quelque chose d’autre que moi-même, cette petite chose vaniteuse et rabougrie, tisse des relations avec les êtres, les événements, ce qui a eu lieu, ce qu’il se passe, ce qui adviendra. « Où suis-je ? » ferait aussi bien l’affaire, ou « Qu’est ce je ? », ou « Faut-il donc qu’il existe quelque chose d’aussi plat, d’aussi dépourvu de relief et d’ambition qu’un moi — et pourquoi seulement un ? pourquoi pas plusieurs, pourquoi pas des milliers, pourquoi pas une infinité ? ». Oui, qui a envie d’être une chose, qui a envie d’être consommé ? À moins que ce ne soit le fantasme pervers par excellence d’une époque qui n’en peut plus d’être elle-même et de son peuple, milliards de mois qui n’en peuvent plus d’être qui ils sont (on leur enjoint d’être et ils ne comprennent pas pourquoi, ne l’ont jamais compris) — quand ils jouissent du luxe, notons cette réserve, elle a son importance, de pouvoir l’être — ; fatigué d’être, je me veux déterminer pour qu’on puisse me désirer, m’acheter, me prendre, jouir de ma chose, et puis me jeter, rebut de moi-même. Que rien ne me rebute tant que cela, est-ce affectation, pose de poseur, dandysme civilisationnel ? Mais quel autre dandy être, en effet, maintenant que le vêtement, l’apparence, est à la portée de tout le monde — le détail, par définition, ne se voit pas de loin, il faut s’approcher, tout près, et toucher ou s’y connaître et, en ayant, devancer le tact ? Or notre époque, paradoxe de sa grégarité, impose la distance de sécurité. Tout est trop près, mais tout est trop loin. Plutôt que de moi-même, qui n’existe pas, je me fais le dandy de ma civilisation, qui existe trop.

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