5.8.22

J’efface tout et je recommence. Mais je ne sais pas comment recommencer. Savais-je comment commencer ? Je ne sais pas. En tout cas, c’est vrai que j’avais commencé. Je m’étais lancé dans une espèce de diatribe caricaturale, éructation atrabilaire sur les vieux, pas les vieux en général, je n’aime pas les vieux, ce qui n’est pas sans poser de problèmes étant donné que, chaque jour, je me fais un peu plus vieux, pas les vieux en général, mais les vieux mâles dans leur grosse automobile de luxe ou de pas luxe qui singent les automobiles de luxe, mais j’ai tout effacé. Il valait mieux. Sauf peut-être la première phrase. Qui disait, si je m’en souviens bien, qui disait : chaque jour devrait être consacré à la libération ainsi qu’à la l’élaboration et l’accomplissement d’un projet de progrès moral, je crois que j’ai modifié la phrase, qui n’était pas exactement formulée comme cela et se terminait, en plus, par les mots : « et non à l’accumulation. » Ce sont ces mots — « et non à l’accumulation » — qui m’ont fait penser aux vieux dans leur grosse automobile, mais c’est leur faire trop d’honneur, me suis-je dit après avoir écrit la page de mon journal, trop d’honneur que de leur consacrer une page de mon journal, bien trop d’honneur. Mais à quoi, alors, à quoi devraient être consacrées les pages de mon journal ? À quoi serait-ce faire un juste honneur que de consacrer une page de mon journal ? À M., qui ne lit probablement plus mon journal, avant je sais qu’elle le lisait, je devine pourquoi elle a cessé de le lire, il y a plusieurs années, et avec qui nous avons passé notre semaine bretonne. À M. donc,  avec qui on se dit que c’est bien de se trouver avec d’autres êtres humains. Mais avec combien d’êtres humains est-ce que tu peux te dire que c’est bien d’être avec d’autres êtres humains ? Assez peu, en fait, non ? C’est une question un peu idiote, mais peut-être pas tant que cela. Ou alors, c’est qu’il faut se fier à son idiotie. Fions-nous à l’idiotie. Le vent souffle aujourd’hui et, c’est étrange de le dire ainsi mais c’est ainsi que c’est, il fait une température de départ, comme si l’automne frappait à la porte et nous annonçait, sans que nous ayons besoin de l’ouvrir, qu’il est temps de quitter les lieux, alors que c’est encore l’été et qu’il va faire encore chaud, trop chaud, trop sec, mais c’est quelque chose dans l’air, un sentiment désemparé, dépossédé de lui-même. Demain nous irons ailleurs et les choses seront différentes, mais elles étaient belles ici, durant quelques jours, et il ne faut pas mépriser cette beauté — un beauté simple, ordinaire, mieux : une beauté banale, il faut savoir la percevoir et la comprendre, l’accueillir et l’apprécier, sinon, une fois l’automne sentimental passé, elle ne reviendra plus, elle ne reviendra plus jamais, la banale beauté que nous avons aimée.