Se détacher. Oui, mais pas trop. Trop de détachement, et c’est l’indifférence la plus basse. Même si, c’est vrai, ce qui nous indifférerait alors serait tellement imbécile que nous n’aurions pas de regrets à n’en rien avoir à faire, au contraire. Se détacher, donc, mais de ce qui doit l’être, détaché. Arraché. S’attacher à quelque chose d’exact, de vital. Ce journal, par exemple, je ne le regarde plus comme quelque chose dont je devrais me passer, comme un faute de mieux, comme l’œuvre de qui n’a pas assez de talent pour accomplir un destin plus grand, mais comme la forme que prend un bonheur aussi parfait qu’il se peut. J’essaie de me fixer d’autres buts, de me donner d’autres règles que celles qui s’expriment par son truchement, mais je n’y parviens pas. C’est là que le problème se pose, se fait ressentir de manière aiguë, sorte de crise qui se répète sans cesse et qui, dans sa permanence, n’en est plus une, mais un état, détestable souvent. Comme le fait que je sois trop gros, que je sache précisément ce qu’il faut faire pour l’être moins et que je ne le fasse pas, que je continue comme si je ne savais pas, comme si je m’en moquais. Nulle faiblesse de la volonté, parfois, j’oublie, parfois, je m’en ai cure, me soucie d’autre chose sans toujours très bien savoir quoi. Encore du dégoût aujourd’hui (la matin surtout, jusqu’après le déjeuner) à côtoyer de trop près mes semblables, qui le sont si peu, me semblent de fait si lointains. Je me demande comment l’on peut faire pour vivre cette vie et me rends bien compte que je vis à peu près la même. Elle est laide, très, moralement condamnable, et c’est pourtant ce que je fais, la vivre. Mais, imagine, si je prenais la parole, en public, pour dire à ces semblables que je viens de dire miens : Vous devez changer de vie ! — que crois-tu qu’il m’arriverait ? On essaierait de me faire taire et, si l’on n’y parvenait pas, ce qui est à prévoir, on finirait par me faire enfermer dans une institution spécialisée. Et tu sais quoi ? Eh bien, je crois que l’on aurait raison : on ne devrait pas laisser les gens comme moi en liberté. Mon existence est problématique (l’échec de mon roman la Vie sociale en est la preuve irréfutable), quand même, la plupart du temps, je parviens à dissimuler, à simuler la normalité avec un talent des plus convaincants (n’ai-je pas femme et enfant ?), mais moi, je ne me trompe pas, moi, je sais bien, je me rends bien compte de ce que je suis et je sais parfaitement que j’ai toujours été ainsi, depuis la toute première enfance, je sais bien que c’est comme cela que je suis. Comment oser, dès lors, me demander d’être autrement ? D’où le détachement ? Peut-être, mais ne crois pas toutefois qu’il faille nécessairement revenir au début pour avoir l’air intelligent (les imbéciles font l’erreur de le croire), même si, en effet, ce n’est sans doute pas très éloigné de la réalité. Grand plaisir à écouter New York Counterpoint, les parasites de la radio automobile rendaient la pièce probablement plus authentique qu’elle ne l’est vraiment(elle fait redite, qui date de 1985, alors que tout ou presque a été dit vingt ans auparavant) ; longtemps que je n’en avais plus ressenti avec la musique de Steve Reich. Disons que je me suis laissé faire. Et peut-être est-ce un tort, peut-être est-ce une paresse. Et surtout, je crois que je ne voulais pas entraver l’écoute de Daphné par une phrase que j’aurais pour prononcer, je voulais qu’elle soit libre de préjugés, qu’elle ne soit pas contaminée par mes jugements qui deviendraient, pour elle, des préjugés, ce qu’ils ne sont pas pour moi. Et puis, je me suis dit que j’aimerais que l’on dise de moi des choses comme : « C’est la personne la plus dénuée de préjugés que j’ai jamais rencontrée ». Mais, justement, ces phrases toutes faites, ce sont des préjugés. Et puis, qui me connaît ? Je suis si détachée.

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