La moralité benête de mon existence vient de m’apparaître soudain. Je regardais par la fenêtre. Des gens passaient, tous différents, tous pareils. Cela m’arrive, de temps en temps, pas regarder les gens, non, cela aussi, mais non, être saisi par la conscience de, la conscience de quoi ? de la nullité ? de la bêtise ? de la platitude ? de quoi ? Je me dis que je ne fais rien de mal, que je ne fais rien de bien non plus, et moins par goût que paresse. Je suis plus vécu que je ne vis ma vie. (Bizarre, cette phrase.) Elle est là, qui s’écoule, ma vie, cela, on ne peut en douter, mais quel intérêt ? Ce n’est pas tant que la définition négative de la morale (ne pas faire le mal) m’apparaisse odieuse comme à l’Ulrich de Musil, c’est qu’elle manque de force, manque de vie. Combien sommes-nous à vivre ainsi dans notre petite sphère de morale, satisfaits de nous-mêmes, contents de notre existence ? Non, ce n’est pas cela. Pas quoi ? Content de mon existence, je ne le suis pas. Alors quoi ? Un mal banal, comme un bien banal, quand je pense à la moralité benête de mon existence, par opposition, ne conviendrait pas. Il ne faut pas un peu, il faut beaucoup de mal pour compenser l’ennui de l’existence petite-bourgeoise qui a toujours été la mienne. Au fond, tout le problème n’est-il pas ici, dans la petite-bourgeoisie fondamentale de ma façon de penser, d’envisager l’existence, d’être ? Suis-je sérieux ? Peut-être. Même ce journal est devenu routinier, casanier, inintéressant. (Et tant pis si je me contredis.) Mais qu’est-ce qu’une vie intéressante ? L’aventure — bilan carbone effroyable. Le sadisme — pas inclusif du tout. La révolution — on finira avachi. Tout se prévient par une objection. Et tout doit l’être pour dissiper les illusions qui nous embrument l’esprit et nous poussent aux crimes les plus imbéciles. On croit toujours qu’il y a un monde meilleur, là derrière, un peu plus loin, si on va un peu plus loin, on va le trouver, enfin. Sauf que c’est faux. Il n’y a rien. Ou seulement la même chose, encore la même chose, toujours la même chose. Ce qui fait rêver les gens ? Les milliardaires qui disruptent. Pas de doute. Peu de doute en outre que « disrupter » soit un verbe convenable : l’humanité occidentale (et environ) étant sommée de l’être, disruptive, créative, l’être, c’est si convenu, si ennuyeux. Retour au point de départ. Ce n’est pas tant que l’esprit de mon temps ne me fasse pas fantasmer — il ne me fait pas fantasmer —, c’est qu’il manque cruellement d’esprit. Un fou est un dys-x qu’il faut prendre en charge avec bienveillance et humanité, sans le stigmatiser, sans le juger, sans le blesser, il a besoin de soins et notre société doit être à la hauteur du défi qu’il lui lance. C’est terrifiant. La norme énorme, tellement qu’elle enveloppe tout, prend tout sur son sein aimant : là, là, mon enfant, ne pleure pas, le mal n’existe pas, c’est simplement ce qu’il arrive au bien quand il manque d’affection, d’attention, d’amour. La moralité benête de l’existence m’angoisse. Combien de temps la vie peut-elle durer comme ça ? Toute une vie ? Non, c’est trop long, ça doit s’arrêter avant, mais quand, et puis surtout : comment ? Est-ce qu’il faut en finir avec ? Se pendre ? Se faire sauter la cervelle ? Ou un coup d’éclat, la bouche bien ouverte au moment de s’écraser dans l’espoir de laper à l’atterrissage quelque goutte de sang, se jeter du haut de la tour de Babel ? À quoi bon ? Ne sois pas benêt. Dans le meilleur des cas, tu auras droit à un article dans l’édition en ligne du journal local, et encore, rien n’est moins sûr : dès ta naissance, tu es tombé dans l’oubli, et rien ne t’en tirera jamais. Rien. Jamais. Réjouissant, non ? Non, aucunement, mais tout, tout plutôt que la bêtise, l’hideuse bêtise.

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