5.9.22

Quand j’ai reçu ce message de M. à propos du mot « aussi » dans ma page d’écriture d’hier, je me suis dit que cette vie valait la peine d’être vécue où l’on pouvait s’intéresser avec autant de passion à un simple mot. J’aurais voulu lui répondre que, dans ces pages que j’accumule sans vraiment de dessin autre que l’écriture elle-même, la fiction, l’ironie, le désespoir, l’amour, l’envie de vivre, la critique, et que sais-je encore ? tout cela se conjugue sans cesse, ce qui expliquait mon usage de son adverbe « aussi », et son détournement inévitable — on ne peut pas, on ne devrait pas se fier aux reflets des miroirs, fussent-ils de banales vitres du métro parisien —, mais cela n’aurait pas tenu dans un bref message et puis comme, m’a-t-elle dit, elle me relit, elle l’aura déjà compris. « Vas-tu donc arrêter de te plaindre et célébrer enfin l’existence ? » serait une bonne question à me poser à ce moment précis, si quelqu’un avait du temps à perdre et des questions à me poser. En fait, je crois qu’on peut célébrer l’existence et déplorer la forme qu’elle prend la plupart du temps. Prendre conscience que la forme du monde non seulement n’est pas conforme à l’idée que l’on s’en fait mais que, surtout, elle est moins belle, moins bonne que l’idée que l’on s’en fait, ne devrait pas nous conduire à renoncer à l’idée que l’on se fait de la forme du monde et le fait d’exprimer notre insatisfaction que cause l’inadéquation entre la forme du monde et l’idée que l’on se fait de la forme du monde ne devrait pas non plus nous faire passer pour des personnes acariâtres et atrabilaires. D’autant qu’il y a des chances que nous n’y soyons pour rien : certaines personnes perçoivent les écarts, les différences, les failles en conçoivent de l’insatisfaction, la ressentent violemment et l’expriment, mais elles ne l’ont pas choisi, elles n’ont pas choisi d’être comme elles sont. Le fait qu’elles soient comme elles sont est une chance et une douleur : une douleur parce que la conscience est malheureuse (ce n’est pas parce que cette idée est relativement banale qu’elle est absolument fausse) et une chance parce que ces personnes sont susceptibles d’inventer des possibles (des mondes) qui n’existent pas et peuvent s’avérer meilleurs. L’insatisfaction face à la vie n’est pas une haine de la vie, au contraire, il s’agit souvent d’un amour trop grand auquel il faut donner sa juste mesure, sa bonne forme, laquelle peut devenir alors la forme du monde. À l’enfant qui exprime son désarroi, il m’arrive de conseiller de se méfier de ses désirs parce qu’ils peuvent la faire souffrir, et ce n’est pas peine perdue que de lui dire, mais il y a quelque chose qui nous échappe, et c’est cette échappée qui nous constitue au plus intime ; il ne faut pas chercher à s’en débarrasser, il faut apprendre à vivre avec, apprendre à en faire quelque chose, quelque chose de beau, quelque chose de grand, quelque chose d’original, d’inédit, de nouveau, d’en vie, — cette échappée, c’est la vie asociale, c’est la vie pure et innocente qui s’exprime en nous.