6.9.22

Faut-il que je me punisse, que je me réforme, que je me flagelle, que je me laisse aller, que je laisse tomber, que je me laisse vivre, que j’attende que ça passe ou quelque chose qui ne viendra peut-être pas ? Je ne sais pas trop. Je sais qu’au supermarché des -ismes, je fais preuve d’une sobriété qui touche à l’ascèse, non que je ne croie en rien, mais je ne crois pas en ce en quoi l’on voudrait que je croie. Ma morale est privée. N’en est-il pas toujours allé ainsi dans les périodes de grande précarité intellectuelle ? Nous nous croyons libres de penser et de nous exprimer parce que nos institutions sont le produit d’époques où les individus ont aspiré à cette liberté dont ils avaient été privés pendant près de mille ans. Mais ce n’est que la forme extérieure de la structure qui semble libre, ce qu’on appelle, enfermé que l’on est dans l’opposition binaire, « le contenu » — tout ce qui compte, parce que nous n’exprimons pas de structures, nous sommes vivants — ne l’est pas. La police est partout, surtout chez qui prétend la détester. Que je ne sois pas libre de penser ni de dire ce que je veux, j’en conviens, cela n’est pas une grande découverte. Mais là n’est pas la question — découverte ou non. La question, quelle est-elle ? Je ne sais pas. Je ne crois même pas qu’il s’agisse d’une question. Ma morale est privée parce que je ne me reconnais pas  dansl’offre du marché, et comment le pourrais-je ? Le marché des -ismes n’est pas fait pour que tu t’épanouisses, pour que tu jouisses, pour que tu fois heureux, mais pour que tu adhères à quelque chose qui t’est fondamentalement étranger. Tu n’es pas de ce qui se peut diluer dans l’autre plus grand que soi et, si tu l’es, c’est que tu n’es qu’une chose, le ce dont on dispose. Je parle de « morale privée », mais c’est une expression bien prétentieuse, je crois, qui peut se traduire plus modestement ainsi : « Je ne suis pas disponible. » Mais disponible pour quoi ? Mais disponible pour rien. Je ne suis pas disponible et il faut que je ne le sois pas. Le soir quand, me couchant, j’ouvre mon volume de Proust et que, dehors, ce sont toujours les mêmes bruits de l’inintelligence qui se font entendre, les mêmes images de l’inintelligence qui s’offrent au regard (fêtards éclusant la pinte aux infinies happy hours, téléspectateurs hypnotisés par les mêmes émissions côté rue que côté boulevard), je comprends que ma vie est haïe, que tout ce que la société promeut (quand même elle prétendrait le contraire, nul n’est tenu de dire la vérité, toute l’économie mondiale est fondée sur le mensonge) s’oppose à mes désirs. Cette même société qui s’immisce dans mon intimité, au prétexte de libérer mon corps, veut contrôler comment je jouis, comment je lis, comment je dis, comment je vis. Quand, dans l’exercice de sa politique, la société colonise ce que l’individu a de plus intime, le totalitarisme est accompli. Je serai sans doute broyé — ne le suis-je pas en grande partie déjà ? —, mais j’aurai résisté.