19.10.22

Hier, la Révolution a passé sous mes fenêtres. Elle chantait une parodie d’une chanson de Céline Dion dans laquelle il était question de Macron, de patron, de faire les poches, de profits. Elle buvait du pastis et criait des slogans dont je n’ai rien retenu si ce n’est que, pour la voix qui les déclamait dans le micro, Montparnasse est le quartier des riches. « Hé, on est chez eux, là ! On est chez eux, là ! », s’époumonait-elle, la voix de la Révolution, sur un ton un peu trop forcé pour sonner vrai. Historiquement, Montparnasse est plutôt le quartier de la bohème artistique. Mondrian, par exemple, Mondrian avait son atelier non loin de chez moi, 26 rue du Départ, mais l’immeuble a été détruit. Mais enfin, peut-être suis-je un riche patron qui s’ignore, qui sait, peut-on jamais être certain ? Peut-être que tout ce qui n’est pas banlieue, périphérie, quartiers, dans une sorte de perturbation générale de l’univers, se trouve désormais chez les riches. Annie Ernaux contre le reste du monde. Mais revenons à hier. Hier, j’ai croisé la Révolution. Elle était en train de briser la vitre d’une enseigne publicitaire lumineuse Decaux, d’essayer de récupérer du matériel de construction pour s’accomplir (quand je suis passé, un type était en train de dire à un autre : « Eh, regarde, ils sont en train de s’équiper ! »), elle descendait en rangs désordonnés le boulevard. En face de la Révolution, se tenait l’Ordre, en tenue paramilitaire bleu combat, soutenu par des véhicules blindés légers, qui regardait, imperturbable, la Révolution avancer. Était-il impassible, l’Ordre, parce que la Révolution était inoffensive ? C’est une hypothèse qu’on ne peut pas exclure. Un peu plus tard, j’ai vu que la Révolution avait encore détruit un conteneur à verre et la vitrine du concessionnaire BMW, celui qui se trouve à côté de l’Institut Imagine dont, cette année, dans sa grande justice, la Révolution a épargné la vitrine. Elle avait aussi écrit sur un abribus, la Révolution, « mort au capital. » Et puis, c’est tout. Enfin, je crois. Ensuite, j’ai pris le métro pour aller jouer de la musique avec G. et R. J’avais des petits morceaux de verre incrustés dans la semelle de mes chaussures, mais ce n’est pas grave, me suis-je dit, l’État est là pour ramasser une fois que la Révolution a passé. Malgré la réalité des choses, d’autant plus indiscutables que bruyantes, tout semblait faux. On avait l’impression d’assister à la caricature d’un spectacle cent fois joué et dont on connaît tous les acteurs, tous les ressorts, l’intrigue par cœur. Pourquoi faudrait-il que quelque chose change, avait-on envie de se demander en voyant passer la Révolution, pourquoi faudrait-il que quelque chose change quand tout se passe si bien, quand tout est si parfaitement réglé ? Qu’il n’y ait pas d’étonnement possible, que les choses se déroulent exactement comme elles sont censées se dérouler, n’est-ce pas la preuve que tout est faux ? On pourrait se dispenser d’agir, se dispenser de vivre, se contenter d’assister en holorama, une combinaison de réalité virtuelle greffée sur le corps, à un défilé passé, à n’importe quel défilé passé, un technicien adéquatement formé serait chargé de varier les degrés d’intensité pour maximiser l’effet de réel, cela ne ferait absolument aucune différence. Peut-être, et c’est peut-être cela le pire, peut-être a-t-on quelque chose à dire, peut-être dit-on même quelque chose, mais l’on n’entend rien, et ce n’est pas le vacarme qui étouffe le bruit que pourrait faire la chose à dire une fois qu’elle a été dite, c’est la répétition, c’est la redite. Qu’objecter à la théorie de l’histoire comme usure (la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce, la troisième comme théâtre de boulevard, la quatrième comme compte-rendu dans la presse, la millième, comme, comme quoi ? quelle millième ?), comment donner vie à l’histoire que l’on vit ? Sous mes fenêtres pendant que j’écrivais, de l’autre côté du boulevard, se sont garés trois camions de JCDecaux, charge sans doute aux ouvriers qui en sont descendus de réparer les dégâts causés par ceux qui, la veille, ont passé par là.