20.11.22

Pendant quelques instants, je regarde ces pigeons affairés à dévorer une baguette de pain échouée dans le couloir des bus du boulevard. La pulsion nous pousse, littéralement. Ne sachant pas de quoi demain sera fait, il nous faut nous remplir,  faire provision de vie. Mais quand on sait de quoi demain sera fait — demain sera fait de la même chose qu’hier —, se remplir comme nous y pousse l’élan vital en nous, c’est se condamner à l’obésité. On fait du gras. Et se retrouve à lutter contre soi-même ; d’où, faut-il supposer, l’épidémie de haine de soi qui accable l’humanité post-moderne. La haine du corps toujours érigé en utopie d’un monde meilleur. Les infrabasses qui proviennent de je ne sais où, probablement de l’appartement du dessus, peut-être de la rue, sans doute de partout, me font me dire ceci : des autres, on ne connaît jamais que le pire, et c’est déjà trop. Plus la musique est mauvaise et plus elle a de succès. La vie sociale est une entreprise d’uniformisation, de normalisation, l’œuvre conformiste par excellence dont le but ultime est la destruction de la personnalité, l’effacement de l’originalité, l’extinction de l’individu, son enrégimentation. D’où le désir de l’enfant qui la pousse vers ces petits jouets qu’elle ne possède pas et sans lesquels, dit-elle, à l’école, les autres enfants refusent de jouer avec elle. Dès l’enfance, il faut être comme tout le monde, faire comme tout le monde. Qui osera affirmer par suite que nos choix sont libres ? Tout est tellement déterminé et, par conséquent, tellement faux. Il n’y a de vrai que ces coups de bec répétés que les pigeons donnent dans le morceau de pain. Ils sont un, puis deux, puis dix. De temps à autre, une rafale de véhicules dispersent le groupe spontané qui, aussitôt la menace passée, se remettant à la besogne, se reforme. Personne ne se bat, c’est l’abondance, il y a du pain pour tout le monde. Mais sans joie, rien ne vaut la peine d’être vécu.