À quoi bon vivre si ce n’est pour écrire ? Devant mon bol de riz et de chou-fleur bouillis, je ne pense pas au temps qui passe, à la mort, la guerre, la misère, l’aliénation, je pense aux phrases que je pourrais faire, aux phrases que je vais faire. Les voilà, elles sont pour toi, elles sont pour n’importe qui. La nuit, quand je me réveille, ce sont toujours les mêmes pensées qui me hantent et tournent toutes, vautours concentriques, autour du même sujet : ma vie d’écrivain raté. Qui ne fait pas de moi un être humain raté, loin s’en faut, mais inscrit l’échec en mon cœur. Toujours les mêmes pensées dont, je crois, j’ai assez. Trop de pensées pour dessiner toujours le même profil de l’existence auquel je me complais trop volontiers à ressembler. Du sentiment, je fais une vérité. Grossière erreur, mais n’est-elle pas celle de mon époque tout entière ? Qui pourrait m’accabler dès lors ? Qui ? Eh bien, moi, bien sûr, moi qui ne trouve pas la force de m’élever au-dessus de mon époque, m’y tiens prisonnier volontaire. Volontaire ? Non, au contraire : par défaut de volonté. Crois-tu que ce soit si simple que cela, qu’il suffise de vouloir ? Ce n’est pas ce que je dis, non. Alors, que dis-tu ? Qu’il ne suffit pas, non, de vouloir, mais qu’il le faut. Il faut devenir une nécessité, et ce devenir commence par soi, dans cette solitude primitive où tu es l’auditeur de tes propres pensées, de ta conscience qui parle. Qu’est-ce que la conscience ? Tout ce que tu fais du langage. D’où cette question que je me suis posé devant mon bol de riz et de chou-fleur bouilli : à quoi bon vivre, si ce n’est pour écrire ? Ensuite, j’ai épluché une clémentine en tâchant de poursuivre la même suite de phrases, d’aller un peu plus loin, de prêter mes deux oreilles aux voix qui peuplent ma conscience et ne se taisent jamais et ne doivent pas se taire. Tout ce que je me reproche, je l’ai déjà dit, il n’y a rien de nouveau, raison pour laquelle je ne perdrai pas mon temps à le répéter aujourd’hui. Je n’ai pas d’énergie pour cela. Non, j’ai mis le bol de côté sur la table où j’ai déjeuné, j’ai plié le torchon qui m’avait servi de nappe, j’ai amené l’ordinateur à moi et, dans ce rayon de soleil digne d’une divinité, je me suis mis à écrire, calme et déterminé comme il me semble que je ne l’ai pas été souvent ces derniers temps. Tout le sens est là, condensé dans la seule réponse à la question posée que je puisse donner : à rien. Non que tout soit insignifiant, mais le sens, c’est l’écriture qui le déterre, le confère, le rend manifeste à la surface, l’exprime. Sans l’écriture, pas de sens, rien que des bribes sans rime aucune. Alors, oui, il me semble que c’est indiscutable, ce journal est insuffisant, mais il n’en demeure pas moins nécessaire. Il ne suffit pas de vouloir, ai-je déjà dit, il est nécessaire de vouloir.