23.11.22

Hier, pendant que onze de nos concitoyens tapaient dans un ballon, trois d’entre nous jouions de la musique. Et, évidemment, personne n’aura entendu parler de ces trois musiciens qui étaient en train de jouer de la musique alors que tout le monde a entendu parler des onze types qui étaient en train de taper dans un ballon. Je n’ai rien contre les types qui tapent dans un ballon, moi-même, il m’est arrivé de taper dans un ballon, et il m’arrive encore, parfois, de regarder des types qui tapent dans un ballon taper dans un ballon à la télévision. Je ne crois pas que ce soit la question. Mais alors quelle est la question ? Commençons par une vérité, si vous le voulez bien. La vérité, c’est que, dans l’immense tautologie qui constitue la structure de nos existences, tout est si étroit qu’il n’y a aucun horizon possible, aucune trouée, aucune échappatoire, aucune issue, aucune sortie, aucune éclaircie ; — nous sommes enclos. Hier, j’ai lu un article d’un journal dit d’ultragauche où étaient abordées les questions autour du boycott de la coupe du monde de football au Qatar puisque, même si je n’avais pas envie de le dire, je le précise pour la postérité lointaine qui me lira un jour et aura tout oublié, fort heureusement, c’est de cela qu’il s’agit, la coupe du monde de football au Qatar, et j’ai été affligé par ce que j’ai lu, qui ne faisait rien, ne disait rien, ne pouvait rien que maintenir  intacte l’immense tautologie dans laquelle nous vivons en parlant de la même chose, en faisant la même chose, en disant la même chose, en nous enjoignant de toujours vivre une seule et même chose, l’unique. C’était la preuve la plus édifiante de l’impuissance de la critique dans un univers clos et fini. Mais comment sortir de cet univers clos et fini ? Faut-il une illumination pour y parvenir, pour parvenir à parler d’autre chose ? C’est une question importante. Enfin, à moi, elle me semble importante. Précisons-la donc : Combien d’illuminations ai-je eues, hier, en jouant de la musique avec G. et R. ? Je n’ai pas compté, mais je dirais au moins une. Des illuminations musicales, j’entends, mais qui ne le sont pas demeurées, qui ne sont pas enfermées dans les limites étroites de l’être qu’on leur suppose avoir, la musique élargissant l’univers, augmentant la perception que l’on a de l’univers d’une dimension supplémentaire, une dimension inaccessible autrement que dans la musique, par la musique, avec la musique. La musique fait prendre conscience de l’inexistence de l’être, elle substitue des dynamiques aux entités que l’on suppose fixes, immuables, et diffuse des ondes là où l’on s’imaginait un monde. S’il faut une illumination pour parler d’autre chose, alors la question : À quelle condition une illumination est-elle possible ? peut justement se reformuler en : Comment faire pour avoir une illumination ? Et, à cette dernière question, jouer de la musique très fort apporte une réponse aussi définitive que possible : toute esthétique émerge d’une pratique. L’universel tautologique qui est la forme de notre existence ne nous situe pas sur un territoire commun où nous serions en mesure de nous comprendre, de faire quelque chose ensemble. Au contraire, il nous isole, chacun se trouvant seul face à l’unique, le ce dont il faut parler, le contenu absolu outre lequel il semble qu’il n’y pas de sens envisageable, outre quoi il n’y a rien. Notre impuissance n’est pas inéluctable. Elle n’est pas liée à une insuffisance essentielle, elle est la conséquence implacable de la dégradation de l’expérience jusqu’à sa ruine complète à laquelle nous condamne, comme à une fatalité, l’universel tautologique. À quoi, comme à toutes les coupes du monde, et à tout le reste bavardage, s’opposent nos ondes, nos ondes légères, insaisissables, fines et précises, éloquents missiles, puissantes missives.