vingt-quatre janvier deux mille vingt-trois

Tu ne peux vivre que dans la conscience de la finitude. La finitude, qui implique ta finitude, la finitude de toutes choses. Toute autre forme de vie nous bercera d’illusions et nous finirons par dormir, et nous finirons par ne plus rien ressentir que sentiments artificiels, sentiments factices, sentiments fabriqués pour une forme de vie qui n’est pas, ne peut pas être la nôtre, une forme de vie mensongère. « Qu’est-ce que la vérité ? », rétorquera-t-on, comme on a rétorqué toujours, comme on rétorquera toujours, sauf que ce n’est pas la question : la vérité est une propriété des phrases et non du monde, et non du soi. Une forme de vie qui n’est pas mensongère peut être une forme de vie fidèle à soi, fidèle à l’idée, l’image que l’on se forme de ce moi étrange, déroutant, insaisissable, introuvable, même, et aux prises avec quoi, aux prises avec quoi ? aux prises avec moi, aux prises avec qui je me retrouve toujours, au désir que l’on a d’accomplir certaines choses, la volonté qui se maintient de persévérer dans cet ordre des choses quand même l’ordre du monde, l’ordre du monde social, c’est-à-dire, nous enjoindrait de suivre un cours des choses qui n’est pas le nôtre, un autre flux, un autre débit, un autre rythme. Vivre une autre vie. Le sociologisme relativiste, humiliant toutes les valeurs crédibles pour que les remplace la seule qui a du crédit : l’argent, achèvera de convaincre l’Occident que nous ne sommes que des fragments de pouvoir, des effets de domination, qui devons nous manipuler à l’infini pour être libres, mais il y aura longtemps déjà que tu n’écoutes plus. Auras-tu seulement jamais écouté ? Je ne le crois pas, ou alors d’une oreille distraite, mais pas assez distraite. Hier, lisant les Promenades dans Rome de Stendhal, à la date du 27 août 1827, ce paragraphe qui est aux antipodes de notre sensibilité souffrante : « Ce qu’il y a de plus beau en musique, c’est incontestablement un récitatif dit avec la méthode de Mme Grassini et l’âme de Mme Pasta. Les points d’orgue, et autres ornements qu’invente l’âme émue du chanteur, peignent admirablement (ou, pour dire vrai, reproduisent dans votre âme) ces petits moments de repos délicieux que l’on rencontre dans les vraies passions. Pendant ces courts instants, l’âme de l’être passionné se détaille les plaisirs ou les peines que vient de lui montrer le pas en avant fait par son esprit. Cela, expliqué en dix pages élégantes, serait compris de tous et augmenterait la masse de science qui permet aux sots d’être pédants. J’en aurais le talent, que je ne le ferais pas. Je ne désire être compris que des gens nés pour la musique ; je voudrais pouvoir écrire dans une langue sacrée. » Cette dernière phrase, je l’avais déjà notée, il me semble ; en tout cas, je me souvenais de cette langue sacrée, dont la seule évocation fait trembler d’angoisse (« Il faut que j’en parle à mon psy ! ») les tristes postmodernes que nous sommes devenus. Nous allons disparaître (en réalité, nous avons déjà disparu, mais nous refusons d’y croire) et nous nous accrochons à toutes les chimères que nous pouvons trouver pour ne pas plonger dans le néant. Dans le vocabulaire que j’essaie d’inventer au cœur du chaos bancal qu’est cette époque qui me sert de toile de fond, les expressions « conscience de la finitude » et « langue sacrée » sont synonymes ou, du moins, leur présence sur la même page n’implique nulle contradiction : la beauté n’est pas une question de transcendance ni d’immortalité, elle s’inspire d’autres atmosphères. Un peu comme si l’on disait : il n’y a d’écriture qu’exclusive.