vingt-six janvier deux mille vingt-trois

(Comment dire les choses le plus simplement possible ?) Ce que je préfère dans l’écriture, ce n’est pas d’arriver à écrire ce que j’avais envie d’écrire avant de me mettre à écrire, mais de parvenir quelque part où je n’avais pas l’intention d’aller, de me trouver écrivant en un lieu inconnu de moi, un lieu étranger, que j’explore et où je puis ensuite me sentir chez moi (ce qu’il n’était pas avant que je me mette à écrire puisque je ne le connaissais même pas). Certes, la précision dans l’expression, la formulation des phrases sont des conditions nécessaires pour parvenir à ce lieu-là, mais elles ne sont pas suffisantes, il faut que quelque chose d’imprévisible se produise. Pour écrire, il faut accepter cet imprévisible, il faut accepter la possibilité de la dérive, il faut donc accepter aussi la possibilité de l’échec, il faut avoir le moins de méthode possible, ou alors avoir toutes les méthodes possibles, ne rien s’interdire, ne rien s’imposer, écrire. Une des raisons pour lesquelles je n’aime pas les ateliers d’écriture, les cours de creative writing, ou je ne sais quoi d’autre, ce n’est pas parce qu’on y fait accroire à n’importe qui que tout le monde peut devenir écrivain, mais parce qu’on y apprend des méthodes, des trucs, on y fait des exercices comme, ailleurs, on fait des gammes. Or, la spécificité de l’écriture, sa particularité, sa singularité est que c’est et ce n’est pas un art. On n’apprend pas à écrire comme on apprend à jouer du piano, à peindre, à danser, que sais-je ? L’écriture comme pratique artistique se développe à l’intérieur d’un ensemble de compétences qui ne sont pas artistiques. D’où l’impression que tout le monde peut devenir écrivain (de fait, tout le monde est écrivain) et la croyance qu’en répétant un certain nombre d’exercices, en copiant un certain nombre de modèles, en réalisant un certain nombre de performances, on va devenir écrivain. En fait, comme la littérature est aussi un marché, les producteurs ont besoin de fournisseurs qui les alimentent en produits à mettre sur le marché. D’où le développement d’une filière, comme il y a une filière bois, une filière viande, pour fournir aux éditeurs des écrivains dont les productions correspondent aux attentes des consommateurs ou, du moins, à l’idée que les acteurs du marché du livre (propriétaires, éditeurs, distributeurs, libraires, représentants, journalistes, commentateurs, etc.) se font de ce qu’est un livre. L’écriture comme pratique artistique se développe à l’intérieur d’un ensemble de compétences qui ne sont pas artistiques, cela revient à dire que l’écrivain au sein de la langue est comme l’individu au sein de la société : il est comme tout le monde, il sait faire la même chose que tout le monde, et pourtant, il ne ressemble à personne d’autre, il est comme tout le monde, mais il est unique. La société, et tout particulièrement la société issue tardivement de la modernité, qui croit que tout est politique, tend à restreindre toujours plus la part de liberté dont jouit l’individu. Que tout soit politique signifie que je ne puis pas avoir de pensées privées, que tout est public, que je ne jouis plus d’un espace privé, coupé de la société, où je puis croire ce que je veux, où je puis développer ma singularité, exprimer toute ma bizarrerie. Quand tout est politique, tout est jugé à l’aune des morales qui ont cours au sein de la société. Or, pour qu’un artiste devienne un artiste, il faut qu’il puisse cultiver sa bizarrerie. Tous les gens bizarres ne sont pas des artistes. La plupart des gens bizarres ne sont que des gens bizarres. L’artiste est celui qui cultive sa bizarrerie au point d’en faire quelque chose d’original dont la forme tend à la perfection (ce n’est pas une définition, c’est une idée comme ça, en passant). Mais si l’individu n’est pas libre de cultiver sa bizarrerie, il n’y a plus d’artistes, il n’y a plus que des créatifs. Les assauts constants contre le génie (dépassé depuis longtemps), l’originalité (enterrée au siècle dernier), le talent (« vous n’êtes pas doué, vos parents sont riches », dit la sociologie ordinaire) sont la façon dont la société accule l’individu, le réduit à n’être qu’un accessoire dans le système de la politique. Dans un tel monde social, la Métamorphose de Kafka, un des récits les plus bizarres de la littérature mondiale et probablement l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, œuvre qui exprime la terreur d’un juif perdu dans une province de l’empire, devient impossible. Les règles transformées en nature du système condamnent a priori toute exception au nom de la défense de la morale, de la protection des faibles. Ainsi, non contents d’infantiliser les individus qu’on classe dans une interminable série de minorités normales à protéger, on punit la différence laquelle, loin d’être valorisée, est considérée comme dangereuse. L’emprise de la société est telle qu’elle ne laisse même plus le temps à l’œuvre issue de la bizarrerie de se faire (comme c’était encore le cas du temps de Kafka), elle en interdit la possibilité a priori. La théorie systémique place la faute en chaque individu d’où il faut l’extirper par l’éducation conçue comme résilience totale. Une fois privé de toute sa bizarrerie, l’individu est libre d’être créatif, de produire des marchandises en prise avec son temps, en phase avec le contemporain, qui édifieront les bons et dénonceront les méchants. Mais alors, d’art, il n’y en a plus, le nom même en devient suspect et, pour le conjurer, on l’humilie, on en affuble n’importe quoi, avant de le dénoncer au nom de normes sociales plus impérieuses et de l’abandonner dans le passé de son obsolescence. L’individu à qui l’on n’a de cesse de répéter qu’il est normal tremble d’effroi à la seule pensée de l’éternité d’ennui sans œuvres qu’on lui promet comme un éden toujours renouvelé. Leur paradis est mon enfer, pense-t-il, faisant un pli de plus où se cacher dans les volutes de son étrangeté.