Le monde est désespérant. Est-ce parce que je ne m’en sens ni victime ni coupable et que, au fond de moi, je sais parfaitement que ce que je peux bien en penser ou en dire ne changera rien à l’état du monde, que j’ai décidé de penser à autre chose ? Pourtant, sur le moment, pensant la phrase que je venais de penser, il m’a semblé qu’il y avait là quelque chose d’important à faire entendre, quelque chose de grave à dénoncer, mais tout de suite après il m’a semblé que ce serait comme enfoncer une porte ouverte, absurde, source d’une inutile et vaine fatigue. Ne m’étais-je pas déjà adonné, et pour quel résultat, à de telles diatribes ? Il y a bien quelque chose dans le monde qui est d’une désespérante nature, et peut-être ce quelque chose constitue-t-il la majeure partie du monde, mais quelle est ma force, à moi, quel pouvoir ai-je d’ouvrir grand les oreilles ? Les gens n’ont aucune envie qu’on les détrompe ; leurs erreurs, leurs errements, voilà ce qui, précisément, leur donne une raison de vivre. S’ils sortaient de l’illusion, sans les préjugés qui leur tiennent lieu de philosophie de la vie, cette dernière perdrait tout sens, soudain, il leur faudrait tout reprendre de zéro, en inventer un de toutes pièces, laborieuse besogne pour qui n’a pas l’habitude de penser, mais se contente de revêtir les idées prêtes à porter des autres, et moins elles sont fraîches, et mieux c’est. Je n’ai pas envie d’entrer dans le détail de ce que je semble décrire d’une manière passablement abstraite parce que, à dire le vrai, je n’en veux à personne — j’entends : je ne m’en prends à personne —, tout le monde est responsable et, donc, personne ne l’est ; c’est la puissance de la vie sociale. C’est imbécile, dites-vous ? Eh bien, oui, que voulez-vous ? Au lieu de partir en croisade, ou je ne sais trop quoi, j’allais dire « je », mais est-ce vraiment moi ? je ne le crois pas, disons alors : « mon esprit », quoi que cela veuille dire, en vérité, mon esprit s’est détourné de tout cela, et je me suis mis à composer une histoire. Une histoire, ou plutôt, dois-je dire, dix histoires, cent histoires possibles, toutes faites autour de la même ossature. Chaque fois qu’une manière de raconter l’histoire se présentait à moi, j’en envisageais une autre, et puis une autre, si bien que, au bout d’un certain nombre de possibilités, il m’a semblé qu’il serait regrettable de choisir, et que ne pas choisir, voilà qui était peut-être la meilleure manière de raconter cette histoire, la meilleure manière de raconter les histoires. Raconter l’histoire et l’impossibilité fondamentale qu’il y a de choisir une manière de raconter l’histoire plutôt qu’une autre. Tout le monde a toujours considéré que le réel, c’était l’actualisation d’un possible parmi d’innombrables possibles qui, eux, n’étaient pas actualisés, mais demeuraient à l’état de possibles actualisables ou non. C’est la doctrine du choix, laquelle brille par son insuffisance. Car, pourquoi le réel nous obligerait-il à choisir ? Quelle serait cette étrange propriété du réel qui nous y contraindrait, comme si n’était réel que ce qui était univoque ? Le fait que cette dernière remarque ne soit pas tout à fait étrangère à la nature désespérante du monde que j’évoquais pour commencer n’est sans doute pas le fruit du hasard. La conception du réel comme univoque, la doctrine du choix parmi les possibles actualisables sont probablement à la racine de la croyance que la vie sociale, la vie politique, la vie esthétique, bref, en un mot, la vie est une lutte entre des versions différentes, des options différentes : à chaque question, il y a un nombre fini de réponses entre lesquelles il faut choisir et qui en choisit une ne saurait tolérer qui en choisit une autre et doit s’employer à réduire cet autre au silence. Raison pour laquelle les gens, et même ceux qui font profession de penser, d’avoir des idées, les gens ont des opinions. L’absurdité de l’idée même d’opinion semble évidente et pourtant, les gens sont capables de formuler des propositions qui, peu ou prou, reviennent à dire : « Moi, je pense que… ». Dramatique manie, oui, mais qui n’est pas sans cause : la conception du réel comme actualisation d’un certain possible au détriment de tous les autres voilà ce qui en est à la racine. Est-ce la mission de la littérature que de nous débarrasser de ce genre de préjugés ? Mon Dieu, faut-il que la littérature ait une mission ? Avoir une mission, après tout, n’est-ce pas faire comme tout le monde, et avoir une opinion ? Pour ma part, je n’ai pas d’opinion. J’ai des visions. Des choses plus ou moins imaginaires me traversent l’esprit et, quand j’ai suffisamment de force, suffisamment de patience, je les consigne pas écrit. Le passage à l’écrit n’est pas une simple transposition de la vision, c’en est la réinvention, et cela aussi appartient à l’écriture et à la vision. Ce que j’écris ici n’est pas le commentaire de l’histoire que l’on peut lire ailleurs, pas plus que l’histoire que l’on peut lire ailleurs n’est l’illustration de ce que j’écris ici. Les deux sont solidaires, oui, parce que c’est ainsi que fonctionne mon esprit, ainsi que va la vie. Je sais que, pour avoir du succès, il faudrait que j’aie des opinions, — des opinions sur les émeutes urbaines, par exemple, des opinions sur la guerre, les guerres, ou du moins celles dont on parle à la télévision, des opinions sur la politique internationale, la politique migratoire, les minorités en tout genre — mais quel sens cela pourrait-il bien avoir ? N’est-ce pas à la portée de tout le monde ? Et alors, ce qui importe, ce n’est pas d’en avoir, c’est d’apprendre à s’en déprendre, c’est appréhender le réel autrement, le possible aussi, c’est ne plus avoir d’opinions du tout, mais des visions, mais des amis imaginaires, des vies que personne n’a jamais vécues, et alors peut-être serons-nous un peu moins misérables, peut-être deviendrons-nous un peu meilleurs, alors peut-être pourrons-nous nous réjouir enfin : « Ah, que le monde est agréable, ce matin ! ».
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