« La raison grecque, écrit Jean-Pierre Vernant à la fin des Origines de la pensée grecque, ne s’est pas tant formée dans le commerce avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun : l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est la fille de la cité. » Le sens positif que Vernant donne à l’expression « transformer la nature » — sens marxiste, inspiré de la dernière des thèses sur Feuerbach —, pour nous, évidemment, sonne différemment, car transformer la nature, ce fut surtout la détruire, nous le savons désormais, et cette façon de souligner la limite de la pensée grecque depuis un point de vue qui se situe après la révolution industrielle me paraît quelque peu incongrue (mais c’est peut-être un mauvais reproche que je fais à Vernant). Plus profondément, dirais-je, il y a quelque chose d’intéressant que cette manière de montrer les lacunes de la pensée grecque manifeste par la négative : la pensée grecque se situe avant la séparation entre l’être humain et la nature. Les « physiciens d’Ionie », comme les appelle Vernant (Thalès, Anaximandre, Anaximène) expliquent le monde de façon purement immanente parce que l’être humain n’est pas à part de la nature, il ne constitue pas un règne exceptionnel, et c’est sans doute cela qui explique la possibilité que, schématiquement, un même modèle conceptuel vienne régir et la cité et la nature : il n’y a pas de solution de continuité entre l’univers naturel et l’univers humain, c’est un seul et même cosmos qui obéit à un même ensemble de lois. C’est la séparation entre l’être humain et la nature, et la croyance en la supériorité de l’être humain et de la nature qui la motive ou dont elle découle, qui justifie la transformation de la nature, laquelle n’a aucun sens pour un Grec de l’Antiquité. La pensée grecque, ce en quoi elle est fondamentalement non-moderne, se situe avant cette séparation. Telle que je l’entends, la Méditerranée est la conception de cette non-séparation. Mais, évidemment, le terme de « non-séparation » pas plus que celui d’« union » ne sont pas à leur place ici : une chose qui ne se pense même pas (qui ne relève même pas de l’impensable ou de l’impensé), une chose dont la pensée ne se présente même pas, une telle chose ne se nomme pas (elle n’est pas). La Méditerranée me semble être le lieu conceptuel d’où la possibilité de cette non-séparation peut se penser. « Ah ! par Héra, le bel endroit pour y faire halte ! Ce platane vraiment couvre autant d’espace qu’il est élevé. Et ce gatillier, qu’il est grand et magnifiquement ombreux ! Dans le plein de sa floraison comme il est, l’endroit n’en peut être davantage embaumé ! Et encore, le charme sans pareil de cette source qui coule sous le platane, la fraîcheur de son eau : il suffit de mon pied pour me l’attester ! C’est à des Nymphes, c’est à Achéloüs, si j’en juge par ces figurines, par ces statues de dieux, qu’elle est sans doute consacrée. Et encore, s’il te plaît, le bon air qu’on a ici n’est-il pas enviable et prodigieusement plaisant ? Claire mélodie d’été, qui fait écho au chœur des cigales ! Mais le raffinement le plus exquis, c’est ce gazon, avec la douceur naturelle de sa pente qui permet, en s’y étendant, d’avoir la tête parfaitement à l’aise. Je le vois, un étranger ne peut avoir de meilleur guide que toi, mon cher Phèdre ! » Si on lit des passages bucoliques comme celui-là (Phèdre, 230 b-c, que j’ai déjà cités ici et dans mes Habitacles), si on les prend un peu au sérieux et qu’on n’en fait pas des en-passant pittoresques, on obtient en quelque sorte une preuve de l’absence de séparation entre ce que nous avons fini par appeler « l’environnement » (le concept même d’« environnement » atteste de la séparation humain / nature, au sens où la nature environne l’humain, le centre est l’humain et la périphérie, la nature) et l’être humain. D’une façon passablement circulaire, on pourrait dire que la philosophie est née dans ce cadre-là, sous ce climat-là, dans ce paysage-là, parce que ce cadre-là est propice à la philosophie : la philosophie est née en Méditerranée parce que la Méditerranée est propice à la philosophie. Parce que le climat méditerranéen (au sens le plus large possible de « climat », à la fois propre et figuré : conditions météorologiques, mais aussi atmosphère, ambiance) est propice au développement philosophique de la pensée (encore une fois : le climat, les couleurs, la qualité de la lumière, la transparence de l’air, la vue qui donc porte loin, etc.). Et aux facteurs déjà évoquées (esclavage, climat méditerranéen), comme le passage du Phèdre que je viens de citer me semble le souligner (j’entends : la façon dont parle Socrate n’est pas simplement une façon de parler), il faut ajouter le polythéisme (présent dans le passage que je viens de citer) : dans une pensée polythéiste, tout est vivant. Il y a en outre une grande cohérence dans les passages bucoliques cités : ici, en 230 b-c, ce sont les nymphes et Achéloüs qui sont invoqués et, plus loin, en 258e-259b, ce sera l’épisode célèbre d’Ulysse et des Sirènes. Or, dans la généalogie mythologique des Grecs, les Sirènes sont les filles ou les sœurs d’Achéloüs. Ces passages bucoliques ne sont donc pas déconnectés l’un de l’autre, ils sont liés par des relations fortes (ils appartiennent à la même famille). « Tout est vivant », contrairement à ce que l’on a pu méprendre, cela ne signifie pas « enchanté », mais « en vie », ce qui n’a rien à voir. La physis n’est pas ensorcelée, elle est en vie, comme une plante, elle pousse. Et Socrate n’est pas mal à l’aise dans le cadre qu’il décrit, tant s’en faut : son corps et le paysage semblent s’emboîter l’un dans l’autre, s’épouser réciproquement, sans distance, sans écart, sans opposition. Eux aussi, ils sont de la même famille.