On a les pudeurs du pidgin au pays des pigeons. Et ainsi, l’éditeur français de Jewish Cock — un roman dans lequel la narratrice, petite-fille d’un nazi, fantasme à l’idée de se faire greffer une bite de juif, puisque c’est bien cela que signifie « jewish cock », « bite de juif », mais qu’est-ce que c’est que cela, une bite de juif ? faut-il préalablement la couper à un juif pour la recoudre ailleurs ou peut-on cultiver les pénis hébreux en laboratoire afin de les greffer à l’Occidentale transitoire chez qui le sentiment de la culpabilité est devenu un peu trop pénible à supporter ? (la pauvre) peut-être faut-il lire le livre pour le découvrir, ou aller au théâtre pour écouter l’actrice star au micro (pénis ?) réciter le texte, mais je n’ai pas pareil courage, je ne suis qu’un pauvre petit écrivain méditerranéen égaré dans les plaines glacées de la vieille Europe — aura jugé préférable de ne pas traduire le titre, sans doute pour ne pas effrayer l’esprit déjà bien endommagé du franchouillard monolingue moyen. Ce qu’on ne comprend qu’à moitié ne marque pas, ne laisse pas d’empreinte, cela peut s’effacer, et céder la place au prochain produit de consommation courante. Car telle est la loi du marché : il ne faut pas que des œuvres imprègnent l’esprit du consommateur, qu’il s’en souvienne, il faut que les produits s’effacent de son esprit, lequel doit redevenir cycliquement vierge et demeurer ainsi disponible à la nouveauté sans cesse recommencée. Qui, face à ce bavardage global, ne rêve d’un patois infiniment local et intraduisible ? Qui, face à cette logorrhée inepte, formulée dans la langue creuse de l’universel, ne rêve d’écrire d’innombrables et incompréhensibles pages qui résisteraient pour les siècles et les siècles à toute tentative de translation, libres dans leur patois, résolument réfractaires à toute opération visant à le modifier, entêtées, incompréhensibles, et pour cela même inacceptables, détestables, et pour cela même nécessaires, indispensables ? On pourrait me reprocher d’être un peu trop dans mes pensées (comme on reproche aux enfants d’avoir la tête dans les nuages, comme cette animatrice qui reprochait jadis à Daphné de « buguer »), et c’est peut-être vrai, mais par quel sortilège en sortirais-je ? Ce matin, marchant dans les rues de Paris, ce n’était pas tout à fait là que je me trouvais, les eaux du fleuve qui inondaient les quais ne me firent guère penser aux vagues de la mer qui toujours affluent, la mer qui donc n’est jamais la même, et j’ai peut-être tort de m’imaginer ailleurs que je ne suis, à Marseille, déjà, n’avais-je pas fini par faire de même ? ce qui revient à tourner en rond, c’est vrai, c’est vrai, mais tout en pensant que c’est vrai, je pense que ce ne l’est pas, vrai, que ce n’est pas la même chose, que le cercle n’est pas clos, que c’est une spirale, mais n’est-ce pas toujours le même argument que je reprends pour me tirer d’un mauvais pas ? Ce matin, marchant dans les rues de Paris, le pas n’était pas mauvais, tant s’en fallait, il allait bon train et, quinze kilomètres plus loin, c’est-à-dire de retour au point de départ, la fatigue me rendit une paix que je n’avais pas perdue, non, mais que j’avais besoin de retrouver. Pour aller où ? Faire le tour du quartier ou bien le tour du monde ? N’est-ce pas à peu près la même chose. Ce n’est pas tant la bêtise qui me déprime que l’idée qu’il n’y a de place que pour elle, que qui entend y échapper — pour des raisons éthiques et cosmiques qui ne sont pas étrangères à la naissance de la philosophie en Grèce antique — se trouve relégué dans les marges de la prospérité, condamné à maugréer dans son coin sombre et humide et ignoré de tous contre la nullité des temps. Je ne me sens pas appartenir aux marges, le rivage d’où je contemple les vagues affluer, le vent souffler, un oiseau traverse le paysage, ce rivage n’est pas le refuge des intouchables, c’est le point de départ, l’origine de tout voyage, monte, monte, comme l’oiseau de mer, monte jusqu’à la lumière.