5.2.20

Trois ans et un jour que je tiens ce journal. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi je le continuais, pourquoi je n’arrêtais pas purement et simplement de l’écrire, et définitivement d’écrire ? Sauf qu’il est toujours là. Malgré le monde effrayant dans lequel il est écrit, malgré le monde effrayant dans lequel donc je vis. Monde d’autant plus effarant que, souvent, j’ai le sentiment que personne ne s’aperçoit que ce monde est invivable. Impression que tout le monde dort et que tu es le seul éveillé. Ou l’inverse. Évidemment, c’est faux. Mais c’est une impression, pas une vérité. Est-ce que, vraiment, les gens croient que ce qu’ils disent a un sens ? Comme ce traducteur connu qui se met à écrire pour dire qu’il ne sait pas de quoi il parle mais qu’il a quand même quelque chose à dire sur le sujet, et entreprend de le dire. Parce qu’il faut avoir — à tout prix — un avis sur le sujet, surtout si celui-ci te permet de débiter la litanie des conséquences illogiques de ta pétition de principe, de donner libre cours à l’expression de ta conception sclérosée des choses, du monde, de tout. La jouissance du directeur de conscience. Est-ce que c’est de ça que j’ai envie de parler ? Est-ce là-dessus que j’ai envie d’écrire ? Non. En ce moment, mes poèmes parlent de la mer, du ciel, de l’atmosphère, de la certitude d’exister, du doute qui porte sur elle, du temps qu’il fait, de l’effet que cela fait de se rendre compte que tu es dans ce monde-ci, que tu vis ici même à cet instant précis. Au lieu de discussions stériles sur de prétendus principes universels, dont il ne sort jamais qu’un peu plus d’insultes, un peu plus de haine, un peu plus de violence, un peu plus de bêtise, l’étrangeté de la conscience d’être à un certain moment à un certain endroit. Tout cela à la main, stylo noir dans les cahiers noirs et gris, ou encre bleue dans le cahier blanc. Partout, chacun hurle sans que personne n’écoute. Moi, ici, j’écris des poèmes. Est-ce la meilleure réponse que j’ai trouvée à donner à l’effroi du monde ? Tout à l’heure, quand je suis allé chercher Daphné au club où elle fait du sport le mercredi, une des monitrices m’a dit que, parfois, elle n’écoutait pas, et que si on la laissait, elle s’absenterait (ce ne sont pas les mots exacts qu’elle a employés, c’est moi qui traduis). Après avoir parlé un peu avec elle, Daphné m’a dit qu’elle regardait le ciel, qu’elle avait eu envie de regarder le ciel, et qu’on lui donnait des ordres, pour rentrer, alors qu’elle voulait rester dehors. À table, ce soir, j’ai demandé à Daphné ce qu’elle avait vu dans le ciel, quand elle l’avait regardé. L’éternité du ciel, m’a-t-elle répondu. Des planètes. Mille astres.

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